Spiridon

Spiridon  1

SOIIVENIRS D'UN MOINE ORTHODOXE RUSSE   2

AVANT-PROPOS  2

PRÉFACE DE L'ÉDITEUR 1  3

PREMIÈRE PARTIE L'ENFANT ET SA RELIGION   4

LE SAINT HOMME SIMÉON   6

LE PÈLERINAGE A KIEV   7

PÈLERINAGE A ODESSA   10

PÈLERINAGE A CONSTANTINOPLE ET A L'ATHOS  11

RETOUR AU VILLAGE : LE SAINT HOMME MAXIME. 12

DEUXIÈME PARTIE LES MISSIONS EN SIBÉRIE   17

PREMIÈRE MISSION DANS L'ALTAI  17

A JÉRUSALEM   18

EN MISSION A TCHITA ET IRGUEN   19

MISSIONS PARMI LES INDIGÈNES  20

LE SÉMINARISTE ASSASSIN   25

LE VIEUX-CROYANT CRIMINEL ENDURCI  27

L'INGÉNIEUR VOLEUR SACRILÈGE   28

LE BRIGAND CONVERTI  29

LE SANS-PRÊTRE FORÇAT POUR LES AUTRES  31

LA PÉCHERESSE GUÉRIE   33

L'INSTITUTEUR ÉCARTÉ DE L'ÉGLISE PAR UN ARCHIPRÊTRE   34

LE MAHOMÉTAN BAPTISÉ   36

LE CLEPTOMANE ATHÉE   38

L'HÉRÉTIQUE   38

LE PRÊTRE PRÉVARICATEUR   41

LE LYCÉEN TERRORISTE   42

QUATRIÈME PARTIE LE BAGNE DE NERTCHINSK   43

L'APOTRE DES PROSTITUÉES, CONDAMNÉ INNOCENT. 43

LE LUTHÉRIEN DÉBAUCHÉ ET MEURTRIER   44

L'EX-FORÇAT DE SAKHALINE QUI FAIT PÉNITENCE PUBLIQUE   45

LE MULLAH. 47

L'AVORTEUR   48

LE PERSAN CHRÉTIEN DANS LE COEUR   49

LE SACRILÈGE   50

RÉFLEXIONS DE FORÇATS  51

LE MOLDAVE PARRICIDE   53

L'OFFICIER FÉLON   55

 

ARCHIMANDRITE SPIRIDON

 

Souvenirs d'un Moine Orthodoxe Russe

INTRODUCTION ET TRADUCTION

DE PIERRE PASCAL

 

 

SOIIVENIRS D'UN MOINE ORTHODOXE RUSSE

Traduction et Introduction de PIERRE PASCAL

LES ÉDITIONS DU CERF

29, Bould de La Tour-Maubourg, Paris

1950

AVERTISSEMENT

L'Orient et l'Occident chrétiens se sont trop longtemps mutuellement ignorés. Ayant pour tâche de favoriser chez nous une meilleure connaissance de la vie profonde de nos frères chrétiens de Russie, nous ne pouvons mieux faire que d'o f f rir au lecteur ces récits, dont la fraîcheur et la simplicité le charmeront, comme la lecture des Fioretti franciscaines charment nos amis orthodoxes.

Ces récits n'ont pas de prétention théologique, et si quelque expression voire quelque attitude ne cadrait pas entièrement avec l'enseignement qu'il a reçu, le lecteur catholique n'aurait point de peine à faire lui-même la mise au point.

AVANT-PROPOS

En janvier 1916, parut à Kiev le premier numéro d'une revue mensuelle intitulée en russe La pensée chrétienne. Sous la direction d'un professeur de l'Académie ecclésiastique, V. Exempliarski, elle était l'organe d'un cercle de prêtres et de laïcs qui se proposait de rénover l'Église russe en rapprochant son enseignement des besoins de la vie moderne. Courageuse, ouverte à toutes les recherches religieuses valables, rappelant toujours la nécessité actuelle des préceptes de l'Évangile, groupant les meilleurs théologiens, philosophes, historiens de ce temps, la jeune revue vécut jusqu'en octobre 1917.

Au début de 1917, elle commença la publication d'un récit qui m'enchanta : « Choses vues et vécues. Souvenirs d'un prédicateur des missions de Sibérie ». C'était bien autre chose que ce qu'annonçait le titre : je trouvais là l'éveil religieux d'un enfant russe, son passage éphémère dans un monastère rural, ses pèlerinages, son ministère dans l'Altaï, en Sibérie, parmi le.: indigènes, parmi les forçats, et dans tout cela les notes si particulières de la religion populaire russe.

Le numéro de septembre-octobre 1917 apporta la dernière partie de ces précieux Souvenirs, avec le nom de leur auteur : « archimandrite Spiridon », et j'en entrepris la traduction. C'est cette traduction que j'ai décidé de présenter maintenant au public.

Qui est l'archimandrite Spiridon ? Nous ne savons de lui que ce qu'il veut bien nous dire lui-même. Nous apprenons ainsi qu'il est né en 1875, dans un village,

8   Avant-propos

à quatre jours de marche de la petite ville de Zadonsk, province de Voronèj, donc dans la zone centrale agricole, et dans une région de foi ardente : les « fols en Christ » de Voronèj étaient célèbres, et Zadonsk renfermait le tombeau du saint évêque Tykhon, où les pèlerins affluaient. Le jeune Georges deviendra prêtre sans avoir reçu aucune instruction théologique spéciale : il s'est formé auprès de modèles vivants, au cours de ses pérégrinations : Kiev, Odessa, le mont Athos, Constantinople, Saint-Pétersbourg.

Quand il part pour la Sibérie, le Transsibérien n'est encore construit que jusqu'à Omsk : ce doit donc être peu avant 1896. En Sibérie, nous dit une Préface de l'éditeur, le P. Spiridon passe « plus de dix ans », ce qui nous mène jusqu'en 1906.

Ces quelques dates suffisent pour localiser dans le temps les expériences religieuses du missionnaire. Il s'agit du début de ce siècle, d'une période qui a précédé de peu la première guerre mondiale.

En tout cas, si le texte n'a pas été écrit par l'auteur de sa main, mais a été noté d'après son récit par le rédacteur de la revue, ainsi qu'en témoigne la Préface de l'éditeur, il n'y a aucun doute à avoir sur la réalité du personnage : un des anciens collaborateurs de la Pensée chrétienne, qui habite Paris, m'a affirmé que le P. Spiridon demeurait à Kiev encore après la révolution et qu'il y est mort.

La traduction est fidèle : on n'a pas cherché à rendre plus littéraire la langue de l'archimandrite. On a seulement pratiqué des paragraphes, et ajouté des titres et sous-titres.

Pierre PASCAL.

PRÉFACE DE L'ÉDITEUR 1

Je me décide à présenter aux rédacteurs de la « Pensée Chrétienne » les notes que j'ai prises en entendant un religieux de nos missions de Sibérie raconter ce qu'il avait vu et vécu dans ces régions lointaines de notre patrie. Ces notes ont été prises avec toute l'exactitude possible et en conservant cette simplicité qui fait, selon moi, le charme de la narration de notre Père missionnaire. Il était certes bien loin de songer à publier ses souvenirs et de leur accorder en général l'importance qui leur appartient, à mon avis, incontestablement.

Ce ne fut que sur mes instantes prières que mon ami se laissa fléchir et consentit à me faire part de ses souvenirs, dans leur ordre chronologique, et m'autorisa à les publier, au cas où je serais persuadé que cette publication pourrait servir en quelque chose à l'édification de notre vie religieuse. De cela je suis quant à moi entièrement persuadé et je suppose que, si la « Pensée Chrétienne » ouvre ses pages aux Souvenirs du Père Missionnaire, elle fera beaucoup pour l'oeuvre de toutes nos missions, qu'elles travaillent parmi les infidèles ou dans notre propre Église, mais surtout pour ces dernières. Notre époque a vu s'éveiller presque subitement l'intérêt du public pour l'expérience religieuse et pour toutes les questions touchant l'appré-

1. Il s'agit naturellement de l'éditeur de l'original russe.

Préface

hension de la vérité religieuse par le coeur de l'homme, l'influence des convictions religieuses sur sa volonté, les hauts et les bas de l'enthousiasme religieux dans notre vie.

Pour étudier cette expérience, on s'adresse d'ordinaire aux époques lointaines du passé, on se tourne à droite et à gauche, on analyse attentivement tous les récits possibles même les plus fantastiques, et l'on tire de cela des conclusions aussi tranchantes que peu fondées. Les récits du Père missionnaire nous introduisent dans une existence toute proche de la nôtre, l'âme d'un Russe de notre temps, avec toute la complexité de sa vie religieuse. Il me suffira de dire que le narrateur a servi plus de Io ans comme missionnaire et aumônier dans nos bagnes, les a parcourus, a causé avec les détenus politiques ou de droit commun, a su comprendre la richesse de leur vie spirituelle, concevoir lui-même une ardente affection pour ces déshérités et, chose plus rare et plus précieuse, s'attacher leurs coeurs et mériter leur amour et leur confiance. La plupart de ces récits tend précisément à nous faire connaître ce drame de la conscience religieuse, vécu par nos forçats. Et si les Mémoires de la maison des Morts de Dostoïevski ont soulevé un coin du voile qui cache leur vie intérieure, les souvenirs de notre saint missionnaire sont la preuve éclatante que toujours dans l'âme de l'homme se conserve cette lumière qui brille même au milieu des ténèbres. J'attache aussi un grand prix aux observations du Père missionnaire sur la vie et les croyances de nos indigènes sibériens, sur nos « innocents » de Russie, etc...

C'est, dans ces souvenirs, la vie même de notre patrie qui s'offre à nous prise sur le vif et souvent, qui plus est, sous des aspects qui peuvent n'être pas accessibles à notre observation immédiate. Peut-être une tournure plus littéraire eût-elle rendu ces matériaux plus attrayants et plus intéressants pour le lecteur ; mais je suis profondément persuadé que l'exactitude absolue de la transcription est davantage en rapport avec l'importance et la valeur de semblables observations sur la vie intérieure de l'homme et ses expériences religieuses. Ainsi me permettrai-je de parler à la première personne, comme le narrateur lui-même l'a fait.

PREMIÈRE PARTIE L'ENFANT ET SA RELIGION

Je ne sais qui j'étais, ni ce que j'étais avant ma naissance sur la terre. J'y suis venu en l'an 1875. Mes parents étaient de pauvres paysans. De mes trois premières années, je n'ai aucun souvenir, mais de ma quatrième année jusqu'à ce jour je me rappelle tout.

Très tôt je  me suis senti un penchant à la contemplation solitaire de Dieu et de la nature. Autant qu'il m'en souvient, déjà dans mon plus jeune âge les voisins me considéraient comme un enfant un peu bizarre. J'avais à peine cinq ans que je me mis à fuir mes camarades et les enfants de mon âge pour m'en aller dans la forêt, errer par la campagne, m'asseoir sur les tertres des champs, où je passais des heures à méditer y a-t-il un Dieu ? Dieu a-t-il une femme, des enfants ? que mange-t-il ? que boit-il ? d'où vient-il ? quels sont ses parents ? pourquoi est-il Dieu, lui et non pas un autre ? pourquoi moi ne suis-je pas Dieu ? que suis-je, pourquoi voilà-t-il que je marche, je  hoche la tête, je parle, je mange, je bois, je suis assis, couché, etc..., tandis que les arbres, les plantes et les fleurs ne peuvent en faire autant ? Le phénomène qui continua le plus longtemps à faire sur moi une forte impression,

14 Le formation et les pèlerinages

c'est le soleil et, la nuit, les étoiles ! Je n'arrivais pas à comprendre comment le soleil se déplaçait.

Il y avait des jours où j'étais tellement captivé par le soleil que le soir en me couchant je songeais : demain matin, sitôt levé, il faut absolument que j'aille là-bas d'où il vient ; seulement il faudra prendre un morceau de pain et que maman ne me voie pas. Les étoiles ne m'occupaient pas moins que le soleil. Je n'arrivais pas à m'expliquer pourquoi elles ne se montraient que la nuit. Que sont-elles ? Vivent-elles comme les hommes, ou ne sont-elles que des lampes allumées ? La voie lactée me séduisait tout particulièrement. Une fois, j'entendis dire à un de mes camarades qu'un maître d'école qui logeait chez lui avait conté à ses parents que le soleil était bien des fois plus grand que la terre, et les étoiles aussi grosses que notre terre et même parfois plus grosses que le soleil, mais qu'elles nous paraissaient si petites parce qu'elles étaient très, très haut et très loin de nous. Cet enfant m'intéressa tellement par son récit que j'en fus violemment impressionné et ne dormis pas de la nuit. De bon matin, sitôt le soleil levé, j'allai trouver ce maître. Il me reçut et, quand je lui eus dit le but de ma visite, il se mit à me parler de la terre, du soleil, des étoiles, etc...

Je me rappelle comme si c'était à l'instant comme je retenais ma respiration pour mieux l'écouter. Par moments je sanglotais d'enthousiasme et de joie. Il me semblait voir se dérouler devant moi je ne sais quel tableau effrayant et inconnu !

Je l'écoutai longtemps. Quand il eut fini de me parler de la nature, et qu'il m'eut demandé d'où j'étais et quel âge j'avais, encore sous l'impression de ses récits je retournai à notre jardin, là où poussait le chanvre, j'allai tout au bout de cette chénevière, et là, tombant à genoux, je me mis à prier Dieu. Je ne me rappelle plus ce que je lui demandai à ce moment, mais il me semble que je lui demandai quelque chose. Je priai ainsi avec tant de zèle et avec tant de larmes que j'en avais le visage enflé et les yeux injectés de sang. Quelques jours après, je tombai malade et je fus plusieurs jours au lit. Ma mère, depuis cette maladie, me regardait avec une espèce d'inquiétude.

Je ne sais plus combien de temps après cela, je commençai à apprendre mes prières. La première fut le Notre Père, puis Je vous salue, Marie, et les autres.

Il faut dire la vérité : dès mon enfance, j'ai aimé à prier sans suivre les formules, et ce goût ne m'a pas quitté. Dans le village où je suis né, il y avait des paysans très religieux : ma mère me conduisait souvent chez eux. Ces paysans firent beaucoup, beaucoup de bien à mon âme d'enfant. Mais ce qui la développait le plus, c'étaient les bois, les champs, le soleil et les étoiles du ciel. Je n'oublierai jamais le sentiment d'extase et de joie avec lequel je fixais le soleil ou la voie lactée !

A partir de sept ans, je quittai encore plus souvent la maison pour aller dans les champs. Souvent, avec mon père ou mon oncle ou des travailleurs j'allais dans, la campagne. Alors la nature me séduisit encore plus fortement.

Il y avait des nuits où tout dormait profondément autour de moi, et moi seul je veillais, m'abreuvant jusqu'à pleurer de la beauté et de l'harmonie des corps célestes. Mais ce qui m'étonnait le plus, c'est que (depuis ma plus tendre enfance) je sentais toujours en

16  

moi-même un fort penchant à la prière. La nature avait beau me charmer par sa beauté, elle avait beau emplir mon coeur et mon esprit de dévotion à son égard, je sentais toujours que cela ne me suffisait pas, qu'il y avait encore un coin dans mon âme que la prière seule pouvait combler..., la prière non pas des églises, non pas des formules apprises par coeur, mais la prière solitaire, la prière enfantine, qui apparente le fidèle à Dieu.

Une fois j'entendis dire, je ne sais plus à qui, qu'à la Pentecôte à Jérusalem les apôtres reçurent du ciel des langues de feu et, sans avoir jamais appris les langues étrangères, se mirent, sitôt reçues ces langues de feu, à parler en diverses langues. Ce récit me bouleversa tellement que, dès avant le lever du soleil, j'étais parti pour chercher Jérusalem.

J'étais déjà à quelque cinq verstes de mon village, quand je rencontrai une femme portant un enfant dans les bras, qui me demanda : « Où cours-tu, gamin ? ». Je m'arrêtai et, au lieu de répondre à sa question, je  lui demandai à elle-même où se trouvait Jérusalem, où, dans quelle direction je devais aller pour trouver cette Jérusalem. La femme me regarde et sourit. Je reste là à la regarder et à attendre ce qu'elle va me dire de Jérusalem et de la route pour y aller et y arriver le plus vite possible. La femme me dit : « J'ai ouï dire que Jérusalem, c'est du côté où le soleil se couche. » Je la saluai et m'en allai de ce côté. Je marchais la plupart du temps en pleine campagne. J'arrivai à un bois ; le soir du même jour il plut fortement, le tonnerre se mit à gronder : je quittai la route et m'assis sous un buisson. La nuit tomba. Je n'avais pas de pain. Je mourais de faim. Le lendemain matin, je me mis debout et repris la même route à la recherche de Jérusalem.

J'avais à peine traversé le bois, que j'entendis crier après moi : « Arrête, arrête, que diable ! où cours-tu ? » Je me retournai et restai cloué sur place. C'était mon père. Il était monté sur le cheval blanc et, le fouet à la main, fonçait sur moi au galop. Un fois à ma hauteur, il mit pied à terre, alluma une cigarette, m'assit sur le cheval, y remonta lui aussi, et nous rentrâmes au pas à la maison. Sur le soir nous étions rendus. Maman tout en larmes vint à notre rencontre. Mon père attacha le cheval à la haie, entra le fouet à la main dans l'izba et de ce fouet dessina sur tout mon corps de telles langues que je ne pus de deux semaines me tourner d'un côté sur l'autre.

Cette année-là je commencai à apprendre à lire. Mon premier maître fut un voisin, le paysan Serge Timoféevitch Timochkin, très pieux. J'apprenais mal. La faute en était, je pense, à cette même nature, dans laquelle j'étais tout entier plongé. Je lus le Psautier, l'Évangile et les autres livres.

Dans ma huitième année, je commençai d'aller à l'école. L'école était pour moi une véritable prison. Moi, petit sauvage, on m'asseyait avec des gamins comme moi et j'entendais des voix, des hurlements, je ne sais quelle langue incompréhensible, tout un monde criant, s'agitant, si bien qu'au milieu de mes camarades je me sentais très, très malheureux.

Pendant deux ans j'allai à l'école. Ce qui me plaisait beaucoup, c'était les Vies des Saints. Entre tous les saints, ceux qui produisaient sur moi la plus grande impression étaient les martyrs et les solitaires ; mais

18  

parmi eux, je ne sais pourquoi, je pensais beaucoup à Origène. Je ne me rappelle plus pour quelle raison Origène s'était si profondément gravé dans ma mémoire enfantine. A ce moment, je le voyais même parfois en songe. Une besace sur le dos, avec un long visage imberbe, nu-pied, le bâton dans la main, tel il m'apparaissait.

Dans ce temps-là, il venait souvent à la maison des moines et des religieuses de divers monastères, pour quêter. Avec ces moines, quoique moins souvent, venait nous voir un paysan de notre village. Il y avait des périodes où il faisait l'insensé pour l'amour du Christ, mais dans les intervalles il redevenait pour quelques semaines comme tout le monde. Ce paysan commença à exercer sur moi, par sa personne éminemment sympathique, une forte influence.

Un soir d'été, je rentrais avec mes brebis à la maison. J'ouvre la porte. Je vois, assis dans notre izba, ce paysan. Je le salue. Il s'approche de moi et dit : « Allons ensemble au monastère prier ». J'y consens. Le lendemain matin, nous voilà partis pour le monastère. Le soir nous étions déjà dans la chapelle. A dire vrai, ce monastère ne produisit sur moi aucune impression particulière ; mais ce qui me fit beaucoup d'effet, ce fut le bois qui l'entourait de tous les côtés. Le supérieur insista beaucoup pour que je reste. J'y consentis. La première obédience qu'il me donna fut de servir de sacristain. Je l'accomplis avec beaucoup de zèle. Bien que je fusse chaque jour à la chapelle, j'allais, pour trouver le calme de mon âme, dans le bois pour prier. Je passai ainsi dans ce monastère deux ans.

L'un des derniers jours de ma vie monastique, comme j'étais au réfectoire un soir, j'entendis lire la vie de saint Étienne de Perm. Quand le lecteur en vint à parler de ses missions, je sentis s'éveiller dans mon âme le désir d'être missionnaire. Le repas terminé, je regagnai ma cellule. Je ne pus m'endormir : le sommeil ne venait pas. Je sortis et allai au jardin. Là je m'abandonnai à une ardente prière. Je ne sais si je fis à Dieu quelque demande ou si je déversai simplement devant Lui mes sentiments. Le matin, au lieu de regagner ma cellule, j'allai à la chapelle. Ce qui m'arriva, je ne saurais plus le dire, mais je quittai le couvent nu-pied, sans chapeau, en simple soutane et accourus à la maison.

Chez moi, mes parents m'accueillirent avec une espèce d'effroi. Ils ne pouvaient arriver à comprendre pourquoi j'avais quitté le couvent nu-pied et nu-tête pour revenir à la maison. Deux jours après ma fuite, mes supérieurs apprirent que j'étais chez mes parents. Plusieurs fois ils m'envoyèrent chercher, mais je refusai toujours, et restai à la maison.

Une fois rentré chez moi, je continuai à m'échapper, comme avant, du village dans la campagne.., surtout à l'époque où les blés commençaient à fleurir. Mon Dieu ! comme à ce moment-là je me sentais heureux Il me semblait que chaque herbe, chaque fleur, chaque épi de seigle me chuchotait de mystérieuses paroles sur une essence divine toute proche, toute proche de l'homme, de chaque animal, de toute chose : herbes, fleurs, arbres, terre, soleil, étoiles, et de tout l'univers !

Dans ce sentiment enivrant je m'enfonçais dans les blés et je m'abandonnais à quelque étrange prière : je me livrais aux pleurs, à la joie, ou à des cris sauvages poussés vers le ciel, ou bien je me couchais sur le dos

20            

et attendais, en retenant ma respiration, le dernier moment de ma vie. Quand je devais labourer ou herser, là encore, surtout le matin au lever du soleil et au chant des alouettes, j'entrais en une ivresse singulière de l'âme.

LE SAINT HOMME SIMÉON

A cette époque habitait notre village un paysan nommé Siméon Samsonovitch. Il saluait toujours tout le inonde le premier ; en enlevant son bonnet et en s'inclinant très bas, il vous souhaitait : « Serviteur du bon Dieu, que le royaume du ciel te soit donné ! » Ce Siméon vivait très pauvrement. Quand il maria sa fille, il n'offrit à ses hôtes que du pain avec de l'eau bénite du Jourdain à la place d'eau-de-vie. Jamais il ne disait à personne une parole blessante; si on l'injuriait, ou si on l'appelait de quelque vilain nom, à tout il répondait : u Serviteur du bon Dieu, que le royaume du ciel te soit donné ! » Voilà donc que je fis sa connaissance, et nous nous prîmes l'un pour l'autre d'une ardente affection. Un jour, il vint chez nous dans notre chaumière : nous parlâmes de bien des sujets, et enfin le voilà qui se tourne vers moi en disant : « Allons, serviteur du bon Dieu, chez Tykhon de Zadonsk, allons le prier, il te montrera ta voie ». Mes parents consentirent à me laisser partir avec lui, et deux jours après nous nous mîmes en route tous deux pour aller trouver Tykhon de Zadonsk. C'était le temps du carême. Nous marchâmes quatre jours. Au monastère de saint Tykhon, nous nous confessâmes et reçumes la sainte communion: I1 y avait dans ce couvent un moine Joseph, favorisé du don de clairvoyance. J'allai le voir. Il reçut très bien Siméon ; quant à moi, il me dit que d'ici un an je serais au Mont Athos.

Une fois revenus à la maison, une semaine ne s'était pas écoulée que Siméon partait de nouveau, en secret, sans rien dire à sa femme, en pèlerinage : à Kiev. C'était la onzième fois dans son existence qu'il accomplissait ce pèlerinage. Il lui était même arrivé des histoires comme celles-ci : quelqu'un lui prête,supposons, son cheval et sa charrue pour qu'il puisse labourer ses quelques arpents de terre. Il voit des bonnes femmes cheminant en troupe en pèlerinage : il les arrête, leur demande où elles vont, et quand il apprend qu'elles vont à Kiev auprès du P. Jonas, le voilà qui abandonne tout d'un coup au milieu du champ le cheval du voisin, et s'en va avec elles à Kiev sans même prendre sa besace.

Quel admirable et rare chrétien était ce Siméon Samsonovitch. Cette fois-là, quand il revint de Kiev, le surlendemain de son arrivée il me rendit visite. Nous passâmes toute la journée en entretiens religieux. Siméon me conta une foule de traits excellents et instructifs de sa vie passée. Il aimait à parler de l'apôtre Paul. Il l'estimait par-dessus tous les saints. Il disait que Paul aima le Christ plus que les autres apôtres. Souvent nous partions à travers champs, Siméon et moi, et nous passions le temps à causer religion. Siméon m'aimait d'une affection particulière. Mais ce qui me séduisait le plus chez lui, c'est qu'il conservait dans sa vie spirituelle un parfait équilibre, et ce trait m'attirait singulièrement.

Outre ce Siméon, j'avais encore un ami, Ignace Jakimotchkin. Celui-là aussi était un homme pieux, mais d'une tout autre espèce que Siméon. J'en avais

22  

encore un troisième, mais lui aussi, comme vie intérieure, - était bien loin de Siméon. Je les voyais souvent, et eux aussi venaient me voir, mais mon âme était fermée pour eux.

Chose bizarre, je ressentis cette année-là un fort attrait pour une jeune fille, mais cet attrait était chaste, quelque chose de nouveau et d'inconnu. J'avais alors 13 ans. Outre cet attrait, j'étais tenté par des pensées blasphématoires : tout cela dans la même année de ma vie. Mon amour pour cette jeune fille ne put pas durer longtemps dans mon âme, il s'éteignit bientôt ; mais les pensées sacrilèges me tourmentaient littéralement. J'en perdais l'appétit, le sommeil, je maigrissais à vue d'oeil, enfin je tombai malade. Vint le temps du carême. A cause de ces pensées, je n'osai communier, et ainsi je ne fis pas mes Pâques.

Vint la fête de Pâques. Le lundi de Pâques, ce même Siméon vient me voir, et me dit : « Serviteur du bon Dieu, Georges, Christ est ressuscité ! Le royaume des cieux te soit donné ! » Je lui répondis : « En vérité il est ressuscité » « Eh bien, continue Siméon, te voilà malade : allons donc à Kiev baiser les reliques des saints, ils attendent notre visite ». « Allons, répondis-je. »

Maman se mit à pleurer. Mon père n'était pas à la maison ce jour-là. « Servante du bon Dieu, Pélagie, dit en se tournant vers ma mère Siméon Samsonovitch, laisseras-tu ton fils aller à Kiev baiser les saints du Christ, ou bien non ? Pourquoi pleures-tu ? Il faut te réjouir de ce que ton fils ira à Kiev en pèlerinage ».

« Je n'ai rien contre, mais il est si original ! que va-t-il lui arriver ? Il s'enfuira encore je ne sais où, loin de nous, et alors nous n'aurons plus qu'à le pleurer toujours. Quand son père va rentrer, nous y réfléchirons».

« Servante du bon Dieu, Pélagie, recommença Siméon, nous n'avons tous qu'un père qui est Dieu, c'est lui seul que nous devons servir, et servir sans réflexions. »

Une heure ou deux après, mon père rentre à la maison, un peu pris de boisson. Ma mère lui apprend que je veux aller avec Siméon à Kiev en pèlerinage, et que pour cela il faut m'avoir un passeport. Mon père se met à réfléchir et puis il dit en se tournant vers moi : « Je ne sais pas ce qu'il adviendra de toi. Il y en a qui te vantent beaucoup, et d'autres qui te tiennent pour un insensé et un fou. Je ne sais comment faire avec toi. Combien de fois je t'ai battu, privé de dîner, puni, mais tu n'en fais toujours qu'à ta tête. Je ne sais vraiment comment agir avec toi. Si tu veux aller à Kiev, vas-y donc. » Je me réjouis fort.

LE PÈLERINAGE A KIEV

Deux jours après, nous partîmes, Siméon et moi, pour Kiev. Il faut encore ajouter que Siméon Samsonovitch allait avec moi à Kiev sans besace et sans canne. Il avait alors environ do ans.

Le premier jour, nous ne parlâmes pas beaucoup. Je remarquai qu'il avait ce jour-là quelque chose qui pesait sur son âme. Le lendemain, il fut tout différent, tout joyeux. « Serviteur du bon Dieu, dit-il le premier, quel âge as-tu maintenant ? » « Quatorze ans ! lui répondis-je ». « Ça passe vite ! fit Siméon Samsonovitch. Notre vie diminue sans cesse jour après jour, et nous ne voyons pas s'approcher le terme de notre existence

24            

terrestre, et le jugement dernier qui nous attend. Je l'ai appris de paysans instruits qui lisaient l'Évangile : il est dit là que les saints brilleront dans le royaume de Dieu comme le soleil. Ah, mon cher, comme c'est beau, rien qu'à se le figurer, la gloire qu'ils auront ! Je serais prêt en ce monde à ronger la terre, à me donner en pâture aux vers, à mener l'existence d'une bête de somme ou d'un chien infâme, pour être admis au nombre de ces justes. Les gens ne comprennent pas cela. Ensuite, j'ai entendu dire aussi que les pécheurs seront tourmentés éternellement par le feu. Mais, si terribles que soient de pareilles souffrances, ce n'est pas là le dernier châtiment. Le plus grand châtiment, c'est que Dieu se détournera à jamais des pécheurs. » Et Siméon se mit à pleurer. « Pour moi, les souffrances ne me font pas peur ; ce qui me fait peur, c'est que- Dieu privera les pécheurs de sa grâce. Quand j'y pense, j'ai grand peur. Je suis prêt à prier Dieu non seulement pour tous les chrétiens, mais aussi pour ceux qui ne sont pas baptisés. J'ai tant pitié d'eux tous ! J'ai pitié des Juifs, des Tatars, des pendus, des suicidés. J'ai pitié des enfants sans baptême. De tous les morts j'ai pitié, et même du diable j'ai pitié. Voilà, serviteur du bon Dieu, ce que je ressens dans mon cœur. Est-ce bien ou pas bien, mais mon coeur est comme cela. »

Les paroles de Siméon bouleversaient tout mon être. Je sentais mon âme comme allégée et illuminée ; par moments je pleurais ; mon coeur s'emplissait d'une joie merveilleuse et indicible. « Siméon Samsonovitch, lui demandai-je enfin, comment faut-il vivre pour être agréable à Dieu ? » - « Mais, je pense, comme tu vis maintenant... Si tu continues ainsi, tu seras sauvé », me répondit-il.

« Tu sais, grand-père Siméon, je ne demande rien à Dieu. Je ne demande même pas d'être un saint, pour resplendir comme le soleil. Mais je voudrais de tout mon être l'aimer de telle sorte que personne ne puisse l'aimer plus que moi. Je voudrais tout, tout oublier, oublier mes parents, oublier ma maison, oublier tout le monde, m'oublier moi-même aussi, et me changer tout entier en amour pour Lui. Que je n'hérite pas le royaume de Dieu, que je ne voie jamais Notre- Seigneur dans l'autre monde, mais je voudrais n'être plus un homme, mais être tout amour pour Lui. Siméon Sa.msonovitch, un jour dans le pré je priais Dieu, et de cette prière je faillis mourir. Mon coeur se brisa, la sueur me coula, je m'affaissai sur la terre, et à ce moment je n'étais plus moi, je n'étais plus qu'amour ardent comme le feu. Voilà, c'est cet amour que je voudrais être ! Et maintenant je ne demande rien à Dieu, rien que l'amour de Dieu. Je voudrais aimer Dieu assez pour me fondre tout entier dans cet amour, pour m'y consumer et ne plus être que l'amour éternel de Dieu. »

Siméon Samsonovitch m'écoutait. Enfin le soleil s'abaissa sur l'horizon, le soir tomba, et nous demandâmes à un paysan, je ne sais plus en quel village, à passer la nuit. Le paysan nous reçut avec affection, nous fit manger et, encore sous l'impression de notre conversation de la journée, nous restâmes longtemps sans dormir ; enfin le sommeil l'emporta quand même et nous nous endormîmes profondément.

Grand-père Siméon se leva de bonne heure et me

26  

réveilla. Notre hôte nous régala avec du lait et des oeufs, et nous nous remîmes en route. Siméon se souvint de notre conversation de la veille, et la poursuivit dans le même esprit :

« Serviteur du bon Dieu, Georges, tu parlais hier de l'amour de Dieu, et cela me plaisait fort ; eh bien ! si tu demandes à Dieu cet amour, il est tout- puissant, il peut te le donner. Seulement il faut le lui demander. As-tu eu quelquefois des visions ? »

-    « Non, répondis-je. »

-    « C'est que beaucoup de saints ont eu des visions, dit Siméon. »

-    « Grand-père, je n'ai besoin de rien, je voudrais

tant me changer tout entier en amour, en pur amour de Dieu. Ce qui m'attire le plus à cet amour, c'est que Dieu, il me semble, aime plus sa créature que lui-même. Quand je songe qu'il y a tant d'étoiles au ciel, et que dans ces étoiles aussi il y a des êtres qui vivent, et que je regarde la terre, où tout verdoie, tout fleurit, les oiseaux se réjouissent et chantent, les grillons murmurent, ah ! comment ne pas L'aimer ? Voilà pourquoi je voudrais me changer tout entier en amour de Dieu ! »

« Oui, mon enfant, pour aimer Dieu il faut se renoncer soi-même. On dit qu'il y a de grands saints sur le mont Athos. Oh ! si Dieu nous y conduisait une fois, après nous pourrions mourir ! »

Ces paroles me frappèrent tout d'un coup. J'aurais bien voulu savoir où se trouvait ce mont Athos, mais je ne pouvais le lui demander (je ne le pouvais pas, parce que je ne pénétrais pas bien le sens de ses paroles). Je pensais surtout à l'amour de Dieu. Mon coeur d'enfant à ce moment, après d'aussi doux entretiens, brûlait d'un amour toujours plus ardent de Notre-Seigneur.

Il était environ midi. Siméon était songeur. Nous traversions un bois. Siméon me regarda, soupira et dit : « Quittons le chemin et asseyons-nous un instant. Je suis fatigué. » Nous obliquâmes tous deux et nous assîmes sous un chêne. « Georges, si nous priions le bon Dieu ! Il est notre Père », me dit Siméon.

Siméon priait debout, moi à genoux. Quand de sa voix cassée il entonna le Pater, et qu'ensuite il se mit à genoux, je sentis tout d'un coup mon coeur s'enflammer d'un amour extraordinaire, tout comme la première fois dans le pré. Les larmes se pressaient dans mes yeux, une sueur abondante m'inonda, et je ne pus m'empêcher de cacher à Siméon l'état où j'étais. Plus se prolongeait le chant de Siméon, plus mon âme s'emplissait d'un amour ardent, indicible, de Dieu. J'aurais voulu alors m'embraser et me changer en cette flamme d'amour délicieuse de Dieu ; j'aurais voulu n'être plus qu'amour de mon Créateur. Quand Siméon eut fini le Pater, j'étais déjà couché sur la terre, complètement épuisé, anéanti par ce feu qui brûlait dans mon âme. Une heure après, nous nous levâmes et partîmes plus loin.

Nous marchions en silence, mais nos âmes étaient tranquilles. Déjà le soleil descendait, et il y avait encore loin jusqu'au prochain village. « Siméon, demandai-je, tu parlais hier de l'Athos. Si tu en sais quelque chose, parle m'en. » « Sur l'Athos n'habitent que des saints, serviteurs élus du Christ, commença Siméon. Quelques- uns d'entre eux ont vu là-bas la sainte Mère de Dieu, et d'autres avant leur mort la voient et s'entrètiennent avec elle. Ceux qui ont été sur la sainte montagne

28  

me l'ont raconté. Voilà, mon cher, où il te faudrait aller ! Je pense que tu iras. » « Mais, grand-père, mon passeport est seulement pour 3 mois, et je n'ai qu'un rouble pour toute fortune », répondis-je. « Mon cher, s'il plaît à Dieu, il te donnera tout, et tu iras sur l'Athos. Te souviens-tu de ce que t'a dit le P. Joseph à Zadonsk ? Il t'a prédit que tu irais sur l'Athos. L'Athos est le domaine de la Mère de Dieu. Tu iras sur l'Athos, et tu y seras bientôt, c'est mon coeur qui me le dit. »

Je ne pus en entendre plus long : je tombai à ses pieds et le suppliai ardemment de prier pour moi la Reine du ciel. Siméon, me voyant couché à ses pieds, se mit à pleurer comme un enfant et me releva en disant : « Je crois que cette année tu verras l'Athos, mais de là tu reviendras ensuite en Russie. »

Nous entrâmes dans un village pour y passer la nuit. De bon matin nous poursuivîmes notre route. Chose étonnante, plus nous allions, plus j'étais rempli d'enthousiasme pour la Création du Dieu vivant. Tout homme, tout animal, les scarabées, les grillons, les fleurs, les herbes m'étaient si chers et si proches que je les embrassais comme des frères ou des soeurs. Quelle joie je ressentais alors !

Au cours de ce voyage, Siméon tomba malade. J'avais grand pitié de lui. Je lui procurai du lait, et je demandai à un paysan de lui faire un bain. Le paysan m'écouta, nous donna un bain, que je préparai moi- même, portant l'eau et la faisant chauffer, et j'y conduisis Siméon. Je le baignai, le fis suer comme il fallait, et le lendemain mon Siméon était guéri.

Nous fûmes ainsi tous deux jusqu'à Kiev. Tous les jours, en pleins champs, nous priions Dieu, tous les jours nous conversions de Dieu et du royaume des cieux. Notre âme était heureuse. Nous nous sentions les maîtres et les rois de la terre. Toute la nature était en liesse avec nous. Je me trouvais particulièrement heureux, quand nous avions à traverser des champs et des bois. Mon âme était éveillée par les alouettes, les rossignols, les merles, les chardonnerets, les grues, en général tous les oiseaux, les animaux, les arbres et les herbes, et la nuit les étoiles du ciel. Nous marchâmes ainsi vingt jours.

Le vingt-et-unième jour, nous entrions dans Kiev. Ici je fus frappé surtout par le chant de la Laure. Il me semblait que, si le diable une fois seulement jetait un regard sur l'église de l'Assomption, en entendant ce chant il se repentirait certainement.

Je ne passai à la Laure que quelques jours. Mon Siméon, après avoir visité tous les lieux saints, me fit ses adieux, et retourna chez lui. Je restai à Kiev. Après avoir passé encore quelques jours à la Laure, je priai ardemment Notre-Seigneur et décidai d'aller à pied à Odessa, et ensuite à la Sainte montagne.

PÈLERINAGE A ODESSA

C'était comme cela au commencement de juin. Je suivais la plupart du temps la voie du chemin de fer, craignant de m'égarer. J'étais seul. Il faut dire que, de Kiev jusqu'à Odessa, je me sentais de plus en plus profondément noyé dans l'océan sans bords de l'amour de Dieu pour moi. Il faut dire encore que l'amour divin ne se sent que par l'amour de notre coeur pour Dieu. Oh,

30            

comme c'est bon d'aimer Dieu ! Je n'oublierai jamais ces jours dorés de mon existence ! De grand matin, avant même le lever du soleil, je me mettais en route. Que cela était doux ! Le froment, l'avoine, le seigle, comme une mer, se balançaient d'un côté ou de l'autre, les alouettes chantaient, les hirondelles, comme un feu d'artifice, volaient autour et près de vous, et vous alliez comme un seigneur posant ses pas l'un après l'autre sur le merveilleux tapis multicolore, déroulé devant lui, des herbes odorantes et molles.

Ah ! les oeuvres du Seigneur sont belles ! Il y avait des jours et des nuits où je mourais littéralement d'amour pour Dieu. Toutes les parcelles de mon âme et de mon corps étaient saisies par la flamme de l'amour de mon Dieu. Le seul nom de Jésus-Christ ou de Dieu me rendait tout d'un coup une autre créature. Je possédais alors un Évangile en russe. Tous les jours, au milieu des champs et des blés, je m'asseyais quelque part sur du sable ou sur quelque tertre couvert de verdure, et je me mettais avec ardeur à lire ce livre divin.

A cette lecture, j'entrais en un état d'enthousiasme tel, que j'écartais l'Évangile et m'abandonnais à la prière. Oh, comme le Christ à ce moment était près de moi ! Je le sentais en moi, je le sentais dans toutes les formes de la nature. Tout semblait me dire : « Le Christ est en moi ! » Ainsi disaient les champs, les bois, les herbes, les fleurs, les pierres, les rivières, les montagnes, les vallées et toute la création ! Tout devenait son temple, sa demeure. Il n'était pas d'objet petit ou grand, pur ou impur, où je ne sentisse mon Dieu. Il me semblait qu'il n'y avait que le péché où Jésus-Christ ne fût pas, et que toute la création et tout l'univers étaient le temple et l'habitacle de Dieu. Il y avait des jours où ce violent amour de Dieu m'enlevait l'appétit, et je ne voulais rien boire ni manger. Une fois, comme je traversais un bois, je vis tout à coup une chèvre sauvage avec un petit chevreau, et je ne pus continuer ma route, j'avais les jambes brisées : je pus à peine quitter le chemin, je tombai à genoux, et exhalai de nouveau ma prière vers Dieu, et je restai là plusieurs heures sans changer de place.

Ces journées de mon voyage à Odessa furent les plus solennelles de ma vie. J'eus aussi à cette époque des nuits lumineuses. Plus d'une fois, je passai des nuits entières dans l'extase. Je couchais la plupart du temps en pleine campagne. Voici qu'un beau jour, dans je ne sais plus quel petit endroit, je rencontre la police et le commissaire me demande qui je suis et d'où je viens, et me réclame mon passeport. Quand il apprit que j'allais à pied au mont Athos, il éclata de rire. Ensuite il me conduisit chez lui. Là il m'interrogea de nouveau. Je lui fis la même réponse. Il ne riait déjà plus. Il m'offrit le thé, me donna 20 kopeks, et je me remis en route. Je me souviens que, depuis ce jour jusqu'à Odessa, je ne passai plus une nuit sous un toit : toujours dans les champs. Il faut dire que, sans savoir pourquoi, je me mis alors à éviter les gens. Des deux et trois jours de suite je ne prenais rien, mais je me sentais en parfaite santé et plein de force.

Au bout de quinze jours enfin j'arrivai à Odessa. Dès que j'approchai de la ville et que je vis la mer (je ne l'avais jamais vue), mon âme fut encore inondée d'une source jaillissante de joie. Tout en larmes, je regardais cette mer. et tout le temps je chuchotais :

32  

« Seigneur, tu peux tout, conduis-moi sur l'Athos. » Quand j'eus pénétré dans la ville même, je demandai avant toute chose : où est le couvent Saint-Pantaleimon ? On me l'indiqua.

Quand j'arrivai dans la rue où se trouve ce couvent, un pauvre vit que j'étais un enfant de la campagne ; il m'arracha mon manteau et s'enfuit. Je ne lui dis rien, et pourtant je le regrettais, mon manteau. J'arrive au couvent. Les moines, en me voyant si jeune, s'intéressèrent à moi et me firent parler. En apprenant que je voulais aller sur l'Athos, les uns se moquèrent de ,moi, les autres me regardèrent comme un gamin anormal. Un seul me caressa et me dit sérieusement que, petit comme j'étais et puis fugitif de chez mes parents, quand bien même j'aurais de l'argent et des papiers, je ne pourrais quand même pas être reçu à l'Athos. Ces paroles du moine me terrassèrent comme un coup de foudre. Je me mis à pleurer. La nuit arriva. De désespoir, je ne pouvais ni boire, ni manger. Lorsque tous les pèlerins allèrent se coucher, je sortis de la pièce et commencai à déverser dans une prière tout mon désespoir. A l'aube je regagnai la chambre, où une place m'avait été réservée au milieu des autres pèlerins. Je me couchai. Je vis en songe l'image du saint martyr Pantaleimon.

Le matin je me levai et partis en ville pour me chercher une occupation. Tous ceux à qui je m'adressais se moquaient de moi, et les larmes se pressaient sur mes joues. Je ne sais plus dans quelle rue, s'approche de moi un monsieur assez bien vêtu, qui me demande en me voyant pleurer si fort : « Petit, pourquoi pleures-tu tellement ? » Je lui racontai tout par le détail, comment j'avais quitté mes parents, comment j'étais venu ici et voulais aller à l'Athos. Après avoir tout écouté, il me conduisit chez lui, s'assit à son bureau, écrivit pour moi une supplique au gouverneur Zeleny, me dît de prendre mes papiers et de les mettre dans cette requête et d'aller trouver tout de suite le gouverneur. Ce que je fis.

J'arrive chez le gouverneur. Quand le gouverneur Zeleny me vit, il se mit à rire, prit de mes mains la supplique et commença à la lire. Ensuite il manda par téléphone l'abbé du couvent de Saint-Pantaleimon. Quand celui-ci arriva, le gouverneur me montra à lui, lui dit de m'expédier aux frais du monastère à la Sainte Montagne. Mon Dieu ! quelle joie emplit alors mon coeur ! Je ne savais comment remercier le Seigneur mon Dieu pour la grâce insigne qu'il me faisait. Les pèlerins les uns après les autres se dépêchaient de m'interroger, et presque tous admiraient la Divine Providence réalisée sur moi.

PÈLERINAGE A CONSTANTINOPLE ET A L'ATHOS

Le lendemain, je m'embarquai avec les pèlerins sur le bateau de Constantinople. La mer fit sur moi peu d'effet. Mais le troisième jour de grand matin j'aperçus une ville d'une extraordinaire beauté : Constantinople ! Je fus surtout frappé du site et de la multitude infinie des minarets. Nous passâmes là cinq jours et visitâmes pendant ce temps tous les saints Lieux. Le temple de Sainte-Sophie fit sur moi une impression profonde, ineffaçable. J'y pleurai, mais mes larmes venaient d'un sentiment de crainte plus fort que moi devant la majesté de ce sanctuaire du Seigneur.

34  

Je ne regrettais pas, comme les autres, que ce temple fût une mosquée ; je l'acceptais dans mon coeur, sachant qu'une mosquée est aussi un temple de Dieu. Je visitai les monastères turcs, où les derviches mènent leur danse bizarre.

Enfin arriva le jour de notre départ de Constantinople pour la sainte Montagne. Nous fûmes en route quelques jours. En approchant de l'Athos, je ne pus regarder avec indifférence ce saint lieu : mes jambes tremblaient, mon coeur battait... « Mon Dieu, me disais-je, voici donc où vivent les saints ! Voici où la Reine des cieux se montre à ses justes, voici où repose la grâce de Dieu ! »

Les moines de l'Athos montèrent sur le bâteau, nous invitèrent chez eux, tandis qu'avec les autres pèlerins j'allais au monastère de Saint-Pantaleimon. Ce couvent ne me plut pas les moines restaient froids dans leurs rapports entre eux, et ce trait m'éloignait d'eux. Je quittai ce monastère pour celui de Saint-André, et là je me plus beaucoup.

Les moines de Saint-André, je ne sais pourquoi, firent attention à moi, surtout le moine ascète Martinien, et ensuite Ezéchiel, Barnabé, et l'abbé lui-même, le grand Théoctiste. Celui-là était un très grand moine dans sa sainte demeure. Il était extraordinairement doux et humble de coeur. Avant lui ni après lui, il n'y a jamais eu d'abbé aussi humble dans ce saint monastère. C'est lui qui me reçut dans son couvent.

On m'appelait le Japonais : je suppose que c'est parce que j'avais les lèvres un peu proéminentes qu'ils me donnèrent cet original surnom. Une fois que j'eus été admis comme novice dans ce saint monastère, et quand je remplis mes fonctions dans le choeur, mon âme s'emplit de je ne sais quoi de lumineux, de bon et de saint. Chaque jour j'allais voir le P. Martinien et lui découvrais mes pensées et mes sentiments. La prière restait alors très forte en moi. Chaque jour, je me développais, je grandissais, je me perfectionnais et m'élargissais. Bientôt je tombai malade d'une angine, et l'abbé lui-même, le P. Théoctiste, vint me voir dans mon lit. Au bout de quinze jours, je fus remis. Peu après, on m'envoya à Constantinople. J'y restai quelque temps comme cuisinier, et en même temps j'appris le grec.

A Constantinople, les moines m'aimaient aussi et m'aimaient ardemment. Je visitais souvent les divers lieux saints. Une fois j'allai à Sainte-Sophie et y rencontrai un groupe de mullahs. Ces mullahs m'entourèrent, deux d'entre eux parlaient bien le russe. J'entrai en conversation affectueuse avec eux. Ils me dirent que dans ce temple avaient jadis retenti les discours de saint Jean Chrysostome. Ces paroles d'un mullah turc me firent un tel effet que depuis ce jour je sentis en moi un penchant nouveau pour la prédication. Je suppliai ardemment Notre-Seigneur et la Reine du ciel de faire que je devienne prédicateur. Depuis lors je me mis à lire la Sainte Écriture, les Saints Pères et les oeuvres des pères de l'Église. Entre tous les Pères, j'aimais Origène et saint Basile.

Je passai à Constantinople plusieurs années. Ensuite je revins au mont Athos, et je m'y adonnai de nouveau à la vie ascétique.

Une fois, le jour de la vigile de la Trinité, après être resté debout pendant le long office du jour, je m'endormis et vis un véritable songe. Devant mes yeux s'étend un jardin admirable, orné de plates-bandes,

36 La f orrmation et les pèlerinages

et ces plates-bandes semblables à des vagues se succèdent par rangées les unes aux autres. Elles sont couvertes de fleurs merveilleuses, et dans leurs intervalles passent un homme avec une femme, qui s'approchent de chaque fleur, se penchent sur elle et chantent « Mon paradis, mon paradis ! » Je m'éveillai et sentis que j'avais été quelque part en un lieu mystérieux. Depuis cet instant e ne mangeai ni ne bus de trois jours, et pleurai sans cesse de joie, une joie immense et intérieure. Le P. Martinien, en me voyant en cet état, se réjouit.

Mon existence sur l'Athos, malgré toutes mes aspirations à la vie ascétique, se heurtait extérieurement à de grands scandales. Ils m'apparaissaient surtout en ce que les moines craignaient plus que tout l'oubli des différences nationales. Pour le Petit-Russien, le Grand-Russien était satan, et pour le Grand-Russien le Petit-Russien un démon. En outre, pis encore, ils se divisaient tous en confréries par provinces et par districts. Autre scandale : les succursales construites dans les grandes villes, où les moines se perdent absolument. Troisième scandale, le plus grave : l'argent, l'argent, toujours l'argent ! Combien de fois j'ai essayé de causer à coeur ouvert avec quelques moines, mais toujours je leur cédais, parce qu'ils se mettaient en colère. Je n'ai pas vu là-bas de grands saints. Si j'entrais dans l'intimité de quelques saints personnages, j'étais vite désenchanté, parce que, avec tous leurs exploits spirituels, il leur manquait le côté moral de la vie, et cela se voyait surtout dans leurs rapports avec leurs proches.

Je vécus ainsi quelque temps sur l'Athos. Après ce séjour, l'abbé décida de m'envoyer à Pétrograd dans sa succursale.

Je fis par hasard connaissance à Pétrograd du principal frère servant du métropolite Palladios. Il me présenta au métropolite, et celui-ci m'expédia à ses frais à Tomsk en Sibérie auprès de l'évêque Macaire, et l'évêque Macaire au chef de la mission de l'Altaï.

En quittant Pétrograd, je n'allai pas tout de suite en Sibérie, mais j'allai d'abord 'voir mes parents, puis je revins à Pétrograd, et je ne partis qu'ensuite pour Tomsk.

RETOUR AU VILLAGE : LE SAINT HOMME MAXIME.

Mes parents eurent une très grande joie de me voir arriver. Ils ne savaient plus que penser de moi. Quand ils avaient reçu la première lettre que je leur avais écrite du mont Athos, ils n'avaient pas voulu croire, me dirent-ils, que j'étais au mont Athos. Le curé de notre village ne voulait pas non plus le croire. Et maintenant grâce à Dieu ! on se revoyait.

Maman aurait bien voulu que j'allasse voir « l'oncle Maxime » : c'est ainsi qu'on nommait un paysan révéré dans les environs pour sa vie sainte et sa clairvoyance. Une foule de peuple se rendait en voiture ou à pied à P. pour le voir, et il ne demandait d'argent à personne. J'écoutai la proposition de ma mère avec quelque incrédulité, mais ma curiosité était mise en éveil, et le jour suivant j'allais trouver avec un paysan le fameux oncle Maxime.

Dès que j'eus mis le pied dans sa chaumière, je vis quelque chose d'extraordinaire. Maxime était à genoux

38  

et, les bras levés au ciel, criait : « Qui m'envoie ce missionnaire de Sibérie ? Mon Dieu, un missionnaire pour la Sibérie ! Admirables sont les oeuvres de Dieu ! Étienne, Étienne de Perm est venu me voir ! mon Dieu, mon Dieu, oui c'est bien Étienne de Perm qui est venu à moi ! »

Maxime se releva, s'élança vers moi et se mit à m'embrasser. Puis, comme hors de lui, d'un bond il sortit de l'izba et grimpa comme un chat dans son grenier. Là, il saisit tout un faix de pieux, de bois équarris, de branches, de souches, et les rapporta dans l'intérieur. Il décora tout cela, je ne sais pourquoi, du nom de « lettres » : « Voilà, ce sont des lettres ! répétait-il très vite, en m'expliquant sa science. Ces lettres sont aussi de la science, oui, de la science. » Il prit un pieu dont un bout était recourbé et avait la forme d'une faucille, et dont l'autre bout avait la forme d'un couteau ou d'un sabre. Et cela n'était pas fait par la main de l'homme : c'était l' œuvre de la nature. Il saisit donc ce pieu et se mit à me donner des explications :

« Voilà, disait-il, les lettres avec lesquelles je lis la sagesse du Seigneur. Regarde, d'un côté c'est une serpe. Cela signifie, mon cher, qu'il viendra un jour où le glaive sera changé en serpe. Oh ! admirables sont les oeuvres de Dieu ! Bientôt viendra le temps où la guerre n'existera pas, entends-tu, n'existera plus. O Seigneur mon Dieu, admirables sont vos oeuvres ! Je suis un moineau, ma mère est une petite mésange, et mon travail n'est pas vain. Admirables sont les oeuvres de Dieu, la guerre doit disparaître de la face de la terre. (Maxime pleure) . Il viendra un jour où personne ne fera plus la guerre. (Il cite en entier le passage d'Isaïe). »

Il prit ensuite un autre pieu, puis un troisième, tous différents les uns des autres, et, profitant de ces différences, il commentait à leur aide l'Écriture, ou prédisait de graves événements.

Pour moi, à force de le regarder et de l'entendre, je tombai en un tel état d'attendrissement, que je me mis à pleurer, comme un enfant, des larmes inconsolables. Et en même temps je ressentais une grande joie.

« Écoute, mon cher ! me dit Maxime. Quand le Seigneur te fera faire ces oeuvres admirables, alors souviens-toi de moi, pauvre pécheur. Tu sais, ici sera glorifié le nom de Notre-Seigneur, ici sera son saint lieu. Hélas mon Dieu, mon Dieu ! quel malheur, il n'y a plus maintenant de chrétiens ; malheur ! presque tous sont devenus ennemis du Christ (il pleure) . L'Évangile est outragé, oui, outragé. Mais toi, mon chéri, tu seras missionnaire et tu iras en Sibérie. Tu emmèneras là-bas tes parents. Oh, qu'admirables sont les oeuvres du bon Dieu ! On dit que je suis fou, mais, mon chéri, sans folie on n'entre pas dans le royaume de Dieu. Mon chéri (il tombe â genoux et trie) , j'ai vu dans le bois la Sainte-Trinité sous la forme de trois guerriers lumineux, semblables au soleil et ceints de rayons de soleil. Admirables sont tes oeuvres, Seigneur ! (Maxime sanglote) . Hier j'ai vu Pierre et Paul, les apôtres de Notre-Seigneur. Ils m'ont découvert ta vie, mon chéri, et tu vas accomplir leur oeuvre. Seigneur, Seigneur, Seigneur ! L'oeuvre du bon Dieu est confiée à un homme ! »

Maxime se mit à genoux devant moi, et moi je tombai à ses pieds, comme devant le Seigneur lui-même, et tous deux nous poussâmes de tels sanglots qu'on

40  

eût dit que nous pleurions un ami très cher qui venait de mourir. La foule venue auprès de Maxime, en nous voyant pleurer, se mit aussi à sangloter fortement.

« J'ai prié Dieu et les saints apôtres de te protéger, oui, de te protéger. Contre toi, mon chéri, Satan rassemble toute son armée, et il veut te perdre, te perdre à jamais, mais j'ai prié, et ta mère aussi prie Notre- Seigneur. Et ensuite, mon chéri, à ce que j'ai entendu, le diable te poursuivra toute ta vie. Il viendra un jour, mon chéri, où il y aura une guerre terrible, tout l'univers sera en guerre, et toi tu viendras de Sibérie ici et tu iras à la guerre. La guerre, c'est le jugement de Dieu. Ce n'est pas encore le jugement dernier de Dieu. Il accomplit ce jugement sur les chrétiens parce qu'ils ont foulé aux pieds le saint Évangile. Les chrétiens d'aujourd'hui ont renié le saint Évangile (Maxime sanglote) . Qu'arrivera-t-il après la guerre, ô mon cher, je ne te le dirai pas encore... »

Après ce discours, Maxime s'assombrit tout d'un coup et rentra en lui-même. Pendant vingt minutes, il resta sans dire un mot, et je ne le quittais pas du regard. Après ce silence, Maxime se tourna vers la foule et lui parla par aphorismes sans grande suite. Ensuite il se mit à parler de nouveau de l'Évangile foulé aux pieds par les chrétiens. « Pour vivre selon l'Évangile, disait-il, il faut être fou. Tant que les hommes seront raisonnables et de sens rassis, le royaume de Dieu ne viendra pas sur terre. »

Le même soir je repris le chemin de la maison. Maxime avait produit sur moi une si forte et ineffaçable impression qu'en le quittant j'étais tout à fait un autre homme. Une fois rentré, quand je racontai tout ce que j'avais vu et entendu, ma mère me dit tout net que Maxime « prédisait la vérité pure. »

Huit jours après, j'allai seul dans un bois que nous appelions Hautain. Dans ce bois, vers l'endroit où il finit au couchant, je m'assis pour me reposer. Tout à coup j'entends des pas, je regarde, et... effroi ! Maxime s'approche de moi : « Mon ami, je cherchais par ici des ânesses, et c'est toi que j'ai trouvé. Tu sais, je t'aime de tout mon coeur, oui je t'aime. Allons dans l'autre bois. »

Nous y allâmes :

« Regarde, mon ami. Toutes les oeuvres du bon Dieu sont admirables, oh ! admirables. Regarde le bois ; les ruisseaux coulent, les fleurs s'épanouissent, les herbes verdissent, les oiseaux du bon Dieu chantent, et tout cela, ce sont les oeuvres du bon Dieu ! »

Quand nous fûmes au plus profond du bois, Maxime tomba à terre, leva les bras au ciel et chanta : « Dieu saint, Dieu puissant, Dieu immortel, aie pitié de nous ! » Quand il chanta pour la troisième fois, je m'effondrai à terre et perdis connaissance. Je ne sais si je restai longtemps dans cet état, mais quand je revins à moi je vis Maxime debout au même endroit, les bras levés au ciel. Il chuchotait quelque chose, mais je ne pus distinguer quoi. Je commençai aussi à prier avec lui. Oh ces instants-là ne s'effaceront jamais de ma mémoire

Quand notre prière fut terminée, Maxime me regarda et fit de nouveau plusieurs génuflexions, après quoi nous nous assîmes et, après un moment de silence, Maxime recommença à parler :

« Sans la prière, toutes les vertus sont comme des arbres sans terre. Maintenant il n'y a plus de prière

42  

dans la vie des chrétiens, ou bien c'est une prière sans vie. Notre-Seigneur priait lui-même, il priait surtout sur les montagnes, sur les sommets des montagnes, là où il était seul sans personne. Le chrétien, mon ami, est un homme de prière. Son père, sa mère, sa femme, ses enfants, sa vie, tout cela, pour lui, c'est le Christ. Le disciple du Christ doit vivre uniquement par le Christ. Quand il aimera à ce point le Christ, il aimera forcément aussi toutes les créatures du bon Dieu. Les hommes croient qu'il faut d'abord aimer les hommes, et ensuite aimer Dieu. Moi aussi j'ai fait comme cela, mais cela ne sert à rien. Quand au contraire j'ai commencé d'aimer Dieu avant tout, dans cet amour de Dieu j'ai trouvé mon prochain, et dans ce même amour de Dieu mes ennemis aussi sont devenus mes amis et des créatures divines.

La première forme de l'amour de Dieu est la prière. Actuellement, les chrétiens ont construit partout une multitude de temples, ils sont devenus instruits et savants, mais de prière vivante point. Voilà le grand malheur. La prière rend l'homme digne de l'Évangile, digne du Christ. Si les chrétiens savaient la puissance de la prière, ils seraient revivifiés. Je n'ai pas beaucoup d'instruction, mais c'est la prière qui m'enseigne comment penser, parler et agir. Mon ami, tu as connu Siméon Samsonovitch. Eh bien, la prière lui donnait une nouvelle vie, et quel homme, quel grand homme c'était ! Nous avons prié souvent ensemble dans la forêt.

Mais ce n'est pas encore assez, de prier. Il faut mourir pour le Christ chaque jour, et cette mort est la vie du chrétien. C'est l'Esprit qui parle en moi de cette façon : il faut mourir pour le Christ. Nous vivons encore, et cette vie n'est qu'une sorte d'enfance de notre âme. L'adolescence, c'est la mort et la mort pour le Christ. Quand les martyrs mouraient pour le Christ, c'est alors qu'ils goûtaient la véritable vie, et cette vie leur était si douce qu'ils oubliaient leurs souffrances et la mort même. Je suis le fou Maxime et je dis que sans cette folie on ne peut recevoir l'héritage du royaume de Dieu. »

« Oncle Maxime, prie pour moi le bon Dieu, afin que je l'aime plus que moi-même. Je voudrais n'être tout entier qu'amour pour le Christ mon Dieu. Je ne demande rien à Dieu, qu'une seule chose : l'aimer sans relâche jusqu'à m'oublier moi-même complètement. »

Je fis cette demande à Maxime, et il me répondit :

« Sans la prière, on ne peut pas aimer le Christ. Prie plus souvent, et de la prière naîtra en toi l'amour de Dieu. Prie dans la forêt, prie en poussant la charrue, prie aux champs, prie au fond des fossés,... mais prie de telle sorte que nul ne te voie.

Il faut encore que je te dise ce que l'Esprit me suggère : depuis l'instant de la Résurrection du Christ, toute la terre est devenue le trône du Dieu Sauveur. Le trône lui-même, là où le Ressuscité se montre, ce sont nos coeurs. Oh, admirables sont les oeuvres de Dieu ! Quand je prononce le nom du Christ Ressuscité, je deviens comme ivre de joie. Alors il me semble voir le Christ non pas tant dans le ciel, que vivant parmi nous sur la terre, vivant, véritable Roi de Gloire reposant dans nos coeurs. Si nous avions un coeur pur, nous le verrions même avec les yeux de notre corps, comme le Fils Ressuscité de Dieu, vivant sur la terre avec nous, avec ses frères et ses disciples. O qu'il est admirable, le

44            

Christ, le Seigneur Ressuscité, notre frère en humanité et Dieu par Sa nature divine ! »

Maxime entonna « Le Christ est ressuscité ! » La joie et la lumière entrèrent dans mon âme. Mon coeur fut embrasé d'une flamme divine, je fléchis les genoux et priai Notre-Seigneur. Maxime posa sur ma tête sa main gauche et chanta plus haut « Le Christ est ressuscité ! » Quand il se tut, mon âme était remplie d'une telle douceur que j'étais prêt à fondre de cette douceur.

Le soir tombait. Les yeux fixés sur le soleil, Maxime proclama solennellement qu'un jour viendrait où « les justes resplendiraient comme le soleil dans le royaume des cieux. Cela, c'est l'Esprit de Dieu. O, que le Christ est admirable ! Il nous a créés du néant, il nous a appelés à la vie, il nous assure tout ce dont nous avons besoin et, dans un temps relativement. court en face de l'éternité, il nous revêtira de sa gloire, si bien que nous serons semblables au soleil ! Je pense qu'un jour viendra où toute créature sentira le Christ ressuscité. »

Après quoi, Maxime tomba sur l'herbe et s'écria à haute voix :

« Seigneur, si cela est possible, aie miséricorde et sauve aussi le diable et toutes ses légions. Georges ! prie et aime le bon Dieu et tout son univers et toute sa création. Ce que tu ne voudrais pas pour toi, ne le veuille pas non plus même pour le diable. Car il a encore la conscience de Dieu, et peut-être cette conscience lui donne-t-elle encore le moyen de se repentir. Voilà comme j'ai pitié pour la créature du bon Dieu ! »

Il faisait déjà sombre, il fallait rentrer à la maison. « Dis-moi, oncle Maxime, lui dis-je en le quittant, que me faut-il faire pour être pur amour de Notre-Seigneur ?»

« Je te l'ai déjà dit, et je vais te le redire encore, un jour viendra où Dieu te montrera lui-même ce qu'il te faut faire. L'Esprit me parle ainsi en moi-même : pour l'amour du Christ, sois toujours prêt à tout. Celui qui est dans le Christ ne connaît ni les souffrances, ni la mort. »

Après quoi Maxime me dit adieu et s'enfonça encore davantage dans la forêt, et moi je rentrai à la maison.

A la maison, je ne pus ni boire ni manger. Toute la nuit mon coeur brûla du feu divin de l'amour de Dieu et des hommes. Je ne dormis pas. Il me semblait que j'étais dans un autre monde, complètement différent du nôtre. A plusieurs reprises je me mis à pleurer. C'est depuis ce moment que je commençai à avoir pitié de tous et de tout : pitié des morts, pitié des vivants, pitié de tous les hommes sans distinction de nationalité, de religion, d'âge ou de sexe. Pitié de tous les animaux, les oiseaux, les insectes, pitié des plantes, de la terre, du soleil, de l'air. « Admirable Maxime ! Merveilleux Siméon ! pensais-je, le Seigneur vous a récompensés de sa plus grande grâce. Et moi qu'est-ce qui m'attend ? puis-je même rêver d'une hauteur spirituelle comme celle à laquelle se tiennent ces fils du royaume de Dieu ? » Demain, me disais-je, j'irai de nouveau dans la forêt. Mais Dieu en avait décidé autrement : je tombai malade, et restai quelques jours au lit.

Or le temps de mon départ approchait. Je partis pour la gare voisine. A peine étais-je sorti de mon village, que je vis Maxime qui m'attendait. Il était déjà littéralement possédé de la folie divine. Ni dans ses gestes, ni dans ses paroles, il n'était plus le même homme que

46  

j'avais rencontré quelques semaines auparavant dans la forêt. Il parlait par saccades, il entrecoupait son discours de vers, il était très difficile à comprendre. Toute la route je pleurai. Ses paroles avaient beau m'être incompréhensibles, elles avaient une acuité extraordinaire et pénétraient avec une force inouïe dans mon âme. Comme nous approchions de la gare, Maxime, sans me dire adieu, s'enfuit à travers champs dans la forêt et je ne le vis plus ce jour-là. Je fis mes adieux à mes parents, et partis une seconde fois pour Pétrograd.


 

DEUXIÈME PARTIE LES MISSIONS EN SIBÉRIE

A Pétrograd, je m'installai à la succursale de saint- André au quartier de Grève. La vie m'y fut très pénible à cause des tracasseries des chantres ; mais je supportais. Je fis par hasard la connaissance du frère servant du métropolite Palladios, et il me demanda, je ne sais pourquoi, si je ne voudrais pas aller en Sibérie comme missionnaire. Le 3o novembre, jour de saint André Premier Apôtre, à la première heure on m'appelle donc auprès du métropolite. J'y vais. Le métropolite me posa quelques questions et m'offrit d'aller en Sibérie auprès de l'évêque de Tomsk, Macaire. J'y consentis. Alors il me donna une lettre pour l'évêque et de l'argent pour la route. Je poussai un cri : voilà ce que signifiait la prophétie de Maxime 1

PREMIÈRE MISSION DANS L'ALTAI

J'allai en chemin de fer jusqu'à Omsk, et de là en voiture, le transsibérien étant encore en construction. L'évêque Macaire me reçut avec une bonté inouïe. Je passai chez lui une quinzaine de jours et en remportai la meilleure impression.

Le lendemain de la Noël, je partis pour Biisk auprès de l'évêque Méthode. Le chemin, pendant

48  

700 kilomètres, fût très pénible, moins à cause des difficultés de la route qu'à cause des tentations morales, mais Dieu me protégea, et aussi, je pense, les prières de l'évêque Macaire. L'évêque Méthode m'accueillit avec beaucoup de joie. Je vécus chez lui sans occupation définie jusqu'au 17 mai, jour où on m'envoya, en qualité de lecteur, accompagner la procession qui se rendait chaque année avec l'image du martyr Pantaleimon dans les villages voisins et les villes du district. Il y avait cette fois-là comme prêtre un admirable et pieux curé de campagne, le P. Jean Tamarkin, d'origine mordvine. C'est avec lui que je me mis en route.

La veille de la Trinité, j'eus un songe qui produisit sur mon âme la plus vive impression. J'étais dans la cathédrale saint-Isaac à Pétrograd. Du côté gauche du choeur, l'apôtre Pierre s'avance vers moi et me chuchote à l'oreille : « Dès aujourd'hui tu n'annonceras plus que la parole divine. » Et Paul, en bonnet de moine, avec un doux sourire, me bénit, mais ne me dit rien. Quand je me levai le matin, je me sentis rempli d'une joie extraordinaire.

Et depuis ce jour je prêchai. Mes sermons parurent tellement efficaces à ceux qui les avaient entendus, que les prêtres des environs et les hérétiques venaient les écouter. Je leur semblais une énigme. Beaucoup me demandaient où j'avais appris. Dieu m'est témoin que, depuis ce jour, des milliers de fidèles suivirent nos traces. Il arrivait encore ceci, que le matin le peuple couvrait déjà le versant de quelque colline, attendant de ma bouche la parole de Dieu. Il y avait des fois où sur le soir le peuple en foule attendait mon apparition, et après trois ou quatre sermons en venait à pousser de tels sanglots que j'en étais moi-même honteux. Beaucoup de femmes confessèrent leurs péchés en public, et tout le peuple suivit leur exemple. Un prêtre de l'endroit donnait sur-le-champ l'absolution, et le lendemain la sainte communion. Il arriva que, dans ces endroits, on construisit des chapelles et même des églises.

Trois années, du mois de mai jusqu'au zef octobre, je prêchai tous les jours la parole de Dieu dans la province de Tomsk. Certains prêtres en étaient mécontents, mais la plupart d'entre eux m'aimaient. L'évêque Méthode était alors mon guide, mon maître et mon bienfaiteur. Je lui dois beaucoup...

Sans compter la procession, j'allai encore avec le P. Michel dans l'Altai. L'Altaï produisit sur moi une forte impression. C'est là que j'eus le bonheur d'entendre plusieurs fois un célèbre missionnaire et d'apprendre beaucoup de lui.

La troisième année, les évêques m'avaient donné des pouvoirs pour prêcher en tous lieux. Mais il arriva que je fus pour un temps complètement privé du don de la parole. Nous étions arrêtés dans un grand village, on m'avait donné un logement dans la maison d'un marchand, qui avait une fille, une jeune fille, belle comme un ange. Le diable me fit tomber à ses pieds : je commis le péché avec cette jeune fille. Je ne sais comment cela arriva. Elle pleura beaucoup son innocence, et moi je faillis mourir. Il me semblait que tout était perdu, que je ].'avais perdue et que j'étais moi- même perdu. Les parents apprirent la chose, mais ne nous dirent rien. Et, si fort que fût mon repentir, la

50

passion était encore plus forte. Et maintenant, peut- être est-ce encore un péché, je songe que tout cela était peut-être arrangé par les parents. Je décidai de me marier avec elle. Mais Dieu en jugea autrement : elle prit froid et mourut d'une fluxion de poitrine. A partir de ce moment, la force de mes sermons disparut, et je perdis même la prière et l'amour de Dieu pour un temps. J'en étais grandement affligé, désespéré ; je priais, mais je n'avais plus la même vigueur spirituelle. Et je décidai d'aller en pèlerinage en Terre Sainte.

A JÉRUSALEM

En cheminant vers Jérusalem, je m'arrêtai pour voir mes parents, qui se préparaient déjà à émigrer en Sibérie, dans le district de Barnaoul.

Je rendis aussi visite, en passant, à mes amis de Constantinople et de l'Athos, et allai saluer saint Spiridon de Trimythonte dans la ville de Cernero. Je priai ardemment sur les reliques du serviteur de Dieu. Le curé me montra le visage du saint, je tins sa main dans la mienne. Sa main était molle et souple, sa barbe était presque entièrement tombée, sa bouche entr'ouverte, son visage couleur de terre. Je passai là une quinzaine, au milieu d'une nature d'une divine beauté.

Enfin j'arrivai en Palestine. Je passai juste deux mois à Jérusalem, visitai plusieurs fois le tombeau de Notre-Seigneur et celui de la Sainte Vierge, et parcourus dans les environs les lieux sanctifiés par Notre-Seigneur. Auprès du tombeau du Christ, je me sentis saisi d'un très grand déplaisir. Je n'avais jamais vu de ma vie un aussi horrible trafic des choses saintes. A chaque pas, de l'argent, de l'argent, toujours de l'argent. Les pèlerins vont voir d'abord le patriarche. Il leur nettoie les pieds en même temps que les poches. Les Grecs font entendre aux pèlerins que, s'ils ont eu un enfant mort sans baptême ou quelque parent grand pécheur ou assassin, il faut pour le rachat de leurs âmes faire célébrer là, sur le tombeau du Christ, la sainte Liturgie, la messe d'absolution, comme on dit. « Cette messe absout de tous les péchés », enseignent les moines grecs à nos pèlerins russes. Ceux-ci les croient, et payent 25 roubles par âme. Dans ce cas, la messe est dite par un évêque, pendant l'Offertoire on fait mémoire de ces âmes, et on dit l'absoute. Cela produisit sur moi la plus pénible impression. Ce qui me peina encore, ce fut le commerce effrayant d'objets d'église : des cuves entières remplies de petits flacons d' « huile sainte de saint Nicolas », des croix et des images en bois du chêne de Mambré, etc., etc... Les monastères avec toutes leurs reliques sont donnés en fermage. Les Grecs font commerce de tout ce qu'ils peuvent. Ils font commerce du tombeau de Notre-Seigneur, des sacrements de l'Église, des saintes reliques, ils font commerce du Christ lui-même...

Mais si auprès du tombeau de Notre-Seigneur je ressentis un violent dégoût pour ce commerce de choses sacrées et pour la vie immorale des moines, je trouvai une grande joie et une consolation dans l'adoration des Lieux Saints marqués par l'Évangile. Je montai sur le mont des Oliviers, je fus à Bethléem, je vis le Jourdain, la mer Morte, le lac de Génésareth ; j'allai à Nazareth, je vis le Thabor, je fus sur la colline où,

52

selon la tradition, le Christ prononça son Sermon sur la montagne. Entre tous ces Saints Lieux, y compris même le Golgotha, celui qui me donna la plus forte impression, une véritable secousse, ce fut l'endroit, où, selon la tradition, le Christ pria à Gethsémani. Là je pleurai violemment ! Grâce à Dieu, du moins je priai là comme il faut. Sans cela mon âme était pleine de douleur et attristée ; j'étais désolé de ce qu'on foulait aux pieds consciemment les choses saintes, de ce qu'on en faisait commerce, de ce qu'on vendait le ciel pour un gain terrestre, de ce qu'on vendait les saints qui estimaient un péché de toucher seulement de l'argent. J'étais offensé, je souffrais jusqu'aux larmes, pour nos pèlerins russes, et surtout les femmes, que les Grecs trompaient partout et outrageaient de toutes façons...

Je rencontrai en Palestine un Juif converti au christianisme. Nous nous parlâmes beaucoup, l'un à l'autre, du Christ. Sa joie après son baptême n'avait pas connu de bornes. Il était originaire de Russie et était venu là adorer le tombeau de Notre-Seigneur. C'était un ouvrier. Ce Juif me toucha jusqu'aux larmes par son amour du Christ. Il ne pouvait jamais passer devant des Juifs de Palestine sans s'arrêter pour leur prêcher le Christ. Les Juifs lui lançaient des injures, lui crachaient au visage, le repoussaient violemment ; comme un doux agneau, il s'essuyait le visage avec sa manche et continuait de leur annoncer le Sauveur. Sa foi était vive, elle embrassait tout ; il ne respirait que le Christ ; le Christ pour lui était tout. Cependant son Christ avait l'air de n'être pas le Christ universel, mais le Dieu d'Israël. Je dois dire que je devais disputer, avec quelque jalousie, le Christ à ce Juif. Il aimait tant Notre-Seigneur qu'il baisait la terre qui était à proximité de tel ou tel lieu consacré. Les derniers jours que je passai à Jérusalem, je ne le quittai pour ainsi dire pas.

« Vous savez, Monsieur, me dit-il, j'ai trouvé Dieu, et maintenant je n'ai plus besoin de rien. J'ai grand pitié des miens, qui ne connaissent pas le Christ, et pourtant Il est le véritable Messie ! O aveuglement d'Israël ! (Il pleure) . Il vaudrait mieux pour eux disparaître tout à fait de la surface de la terre, que d'être privés du salut dans le Christ. Dès lors que je crois, je n'ai plus besoin de rien d'autre. Je rentrerai chez moi, et sûrement amènerai au Christ les parents de ma femme. Vous savez, continuait-il, je me sens maintenant devenu un autre homme. Je ne crains plus la mort, et mon coeur appartient tout entier au Christ. Hélas ! pourquoi les Juifs ne croient-ils point au Christ ? On nous apprend, quand nous sommes encore à la mammelle, à détester le Christ comme le pire ennemi de notre nation. »

Ce Juif était un chrétien comme on en voit peu. Je remarquai en lui le mélange de deux sentiments envers le Christ, un sentiment religieux d'amour pour Lui comme Seigneur et Sauveur, et un sentiment national d'amour pour Lui comme Juif. Ce Juif exerça beaucoup d'influence sur mon âme, en Palestine. Mon coeur s'enflamma de nouveau d'une soif d'amour du Christ, je voulais l'aimer, moi aussi, et l'aimer sans bornes...

De Palestine, je revins à Kiev. Puis je décidai de partir pour Khiva et Boukhara. Je rêvais de prêcher le christianisme dans ces pays mahométans. Mais je ne restai que quelques jours en tout à Khiva et environ

54

un mois à Boukhara. J'y fis la connaissance d'un missionnaire anglais qui y était installé depuis plusieurs années déjà. Ce missionnaire se plaignit à moi de trouver parmi les musulmans un sol très ingrat pour la prédication de l'Évangile. Je résolus de retourner en Sibérie, et peu après l'évêque Méthode m'accueillait à Tchita comme un frère, les bras ouverts.

EN MISSION A TCHITA ET IRGUEN

Je restai à Tchita quelques semaines ; l'évêque me désigna comme lecteur au centre de missions d'Irguen ; un an après, il m'envoya de nouveau prendre part à la procession, où je repris mes fonctions de prédicateur. Cette procession nous conduisit pour la première fois chez les forçats. Depuis lors j'ai rendu visite aux forçats tous les ans, même sans procession, et non seulement à ceux du bagne, mais à tous les prisonniers des geôles de Transbaikalie. Toute mon année était partagée en trois périodes : la mission, la prédication et la visite des prisons.

Bien que, cette année aussi, mes sermons attirassent des foules de peuple, pourtant j'avais conscience que ces prédications de Transbaikalie n'étaient en rien comparables à celles de Tomsk. Je ne sentais plus en moi la puissance d'autrefois... En Transbaikalie je travaillai plus que jamais à me perfectionner moi- même, avec le secours et sous la direction de l'évêque Méthode. Je dois presque tout à cet homme.

Mais c'est à Irguen même, où je vécus d'abord, que j'eus la vive conscience du péril qu'il y avait pour moi à me détacher de Dieu et à me plonger dans les vanités du monde. La nature très sauvage ajoutait encore à mon état d'âme chagrin, et m'emplissait de pénibles pensées. Souvent mon âme défaillait de désespoir et sanglotait pitoyablement. Une fois que j'étais en prière au bord du lac Irguen, je m'endormis sur place. Je vis en songe le P. Jean de Cronstadt, et il me confessa. Après cela il me sembla que mon âme était soulagée. Mais malgré tout je ne connaissais pas la paix véritable. Ce qui me tourmentait le plus, intérieurement, c'était ma participation à cette procession. Sans parler des nombreuses tentations que comportait le voyage, et qui n'étaient pas faciles à surmonter, le pis était que ma conscience n'était pas tranquille.

Il y avait eu vers cette époque je ne sais quelle fuite dans la caisse du magasin des cierges, et il fallait couvrir le déficit par les collectes faites pendant la procession. Je suivis cette procession pendant quatre années, deux comme laïc, et deux comme prêtre régulier, et pendant tout ce temps mon âme demeura épuisée et souffrante. Dans presque tous les sermons que j'adressais au peuple, je lui disais que cette image était miraculeuse, qu'il fallait prier devant elle : « Le regard de cette image, leur disais-je, plonge jusqu'au fond de votre conscience, vous ne sauriez échapper à ce regard, ces saintes prunelles sont tournées vers vous pour éveiller en vous l'esprit de prière. Je parlais comme cela, et puis je sentais mon âme gémir et crier : « Mon Dieu, que fais-je ? Moi aussi, je trafique des choses saintes. Je ne songe ni à votre salut, ni à vos prières, mais à récolter le plus d'argent possible pour mon évêque. Est-ce lui qui me défendra devant

56           

Dieu au jour du jugement, pour ce sacrilège ? » J'allais au peuple assoiffé d'amour pour Dieu, et à ce peuple bon et confiant je vendais les dons de la grâce divine. O, comme j'étais loin de mon clair devoir évangélique ! Et je n'étais pas seul dans mon cas, puisque je n'enseignais pas de moi-même, mais j'étais envoyé par mon évêque, et je faisais ce que les autres avaient fait par tradition avant moi et feraient après moi.

Pendant deux ans, je suivis ainsi la procession comme laïc, et mon âme n'en pouvait plus. Vers la fin de la deuxième année, je décidai de nouveau de me marier avec une lycéenne de dix-huit ans. Je dois avouer que je n'avais pour elle qu'un amour modéré, mais elle me plaisait. Je fis part de cette intention à l'évêque, et il l'approuva. Mais l'évêque avait pour mère une vieille merveilleuse, qui supplia son fils de ne pas permettre mon mariage. Ainsi arriva-t-il. Le matin, l'évêque Méthode avait permis mon mariage, et le même soir il me dit qu'il ne me destinait pas au mariage, mais à l'Église du Christ : « Sache et rappelle-toi, me dit-il, que jamais je ne donnerai mon consentement à ton mariage. »

Je me soumis, mais je tombai en un chagrin encore plus noir qu'avant. Pendant vingt jours pleins je restai dans le désespoir et l'épuisement. Et Dieu m'est témoin, je ne sais pour quelle cause je vis en songe, pendant ce temps, Léon Tolstoï, et nous parlâmes beaucoup en songe de l'Évangile. Maintenant, en me rappelant les souffrances que je supportais alors, j'ai conscience de tout mon coeur du peu qui me séparait de l'abîme du désespoir absolu... Le vingtième jour de mon désespoir, je m'empoisonnai.

Grâce à Dieu, le poison n'était pas mortel. Quand je revins à moi, quand la connaissance me revint, quand je compris toute l'horreur de mon péché, ma conscience me tourmenta effroyablement, et je décidai d'accomplir la volonté de mon évêque. Peu après, Mgr Méthode me fit prononcer mes voeux monastiques en son palais épiscopal de Tchita. Et il arriva que l'évêque me fit prononcer non pas les voeux simples, mais les grands voeux définitifs, et cela en dehors de sa volonté, tout bonnement par erreur : le diacre avait ouvert le Rituel devant lui à cette page, et l'évêque lut ainsi les prières prescrites pour les voeux monastiques solennels. Peu après, il m'ordonna diacre, et quelques jours ensuite prêtre.

Après mon ordination, une nouvelle et dure épreuve m'attendait encore : je fus de nouveau envoyé à la procession de Transbaikalie. Si ce voyage ne tua pas en moi la foi, définitivement, je le dois à une grâce de Dieu. Même aujourd'hui, après tant d'années, je ne peux sans un frémissement intérieur évoquer le souvenir de toutes les douleurs que me fit souffrir cette effroyable et sacrilège exploitation des poches du peuple, confiant et bon. Grâce à Dieu, la procession, comme je l'ai dit, avait lieu l'été. Le reste du temps, je me consacrai aux missions parmi les indigènes et aux prédications dans les prisons. Je parlerai d'abord, en quelques mots, de mes missions.

MISSIONS PARMI LES INDIGÈNES

J'avais fait la connaissance des indigènes au moment où j'étais lecteur au centre missionnaire d'Irguen.

58

Je parcourais à pied les villages les plus proches. Quand j'avais à me rendre dans ceux qui étaient plus éloignés, je prenais, comme font d'ordinaire les missionnaires, cinquante ou soixante kilogs de biscuits que je mettais sur le dos du cheval, je montais par-dessus, et je partais pour les « oulous ». Je visitai de cette façon les Bouriates, les Toungouz, les Orotchènes. J'emmenais d'habitude un interprète avec moi. Au début de mon existence de missionnaire, je voulais avant tout baptiser le plus de gens possible, et je me chagrinais fort si dans un village je n'avais personne à baptiser. Mais dans la suite il se fit en moi un grand changement. Voici comment.

J'étais allé une fois chez un Bouriate pour coucher dans sa hutte. Que vois-je dans cette hutte ? Entre de nombreuses idoles, était pendue une image de la Sainte Vierge avec l'Enfant-Jésus sur les bras. « Tu es baptisé ? » lui demandai-je. « Oui, répondit-il ». — « Toui nyre khymda ? » lui demandai-je encore. — « Jean, » me répond le Bouriate. « Pourquoi alors as-tu dans ta hutte des idoles ? Tu ne devrais avoir que des images chrétiennes, tu devrais prier le vrai Dieu Jésus-Christ. »

« Mon père, c'est ainsi que je faisais avant, et je priais seulement votre Dieu russe. Mais ensuite ma femme est morte, puis mon fils. J'ai perdu beaucoup de chevaux. On m'a dit que c'était notre vieux Dieu bouriate qui était grandement courroucé contre moi, et qui avait fait mourir ma femme et mon fils et chassé mes chevaux. Alors j'adresse maintenant mes prières à lui et à votre Dieu russe... Tu sais, père, cela m'est bien pénible et bien douloureux maintenant, d'avoir changé mon Dieu contre le vôtre, un nouveau Dieu. »

A ces mots, le Bouriate se mit à pleurer. J'eus grand pitié de lui, jusqu'à en souffrir moi-même, et en mémé temps de tous ceux qui lui ressemblaient. Je compris alors tout d'un coup ce que c'est que de voler à quelqu'un son âme, de le priver de son bien le plus précieux, de lui arracher et de lui ravir son saint des saints, sa religion et sa philosophie naturelles, pour ne rien lui donner en échange qu'un nouveau nom et une croix sur la poitrine. Le Bouriate dont je parle m'apparut comme l'homme du monde le plus pitoyable et le plus malheureux, privé de son ancienne religion et jeté au hasard de la destinée. Depuis lors, je me promis de ne pas baptiser les indigènes, mais de leur prêcher seulement le Christ et l'Évangile. C'est ma conviction que convertir les gens au Christ, comme ont fait nos missionnaires avec ce Bouriate, ce serait agir avant tout en vrai bourreau des âmes, et non en apôtre du Christ. Je ne sais si j'ai eu raison ou tort, mais depuis ce moment je n'ai fait que prêcher la parole de Dieu, laissant à d'autres le soin de baptiser.

Je rencontrai aussi de grandes difficultés quand il s'agit de prêcher l'Évangile aux bouddhistes. Un jour par exemple, j'allai dans un de leurs monastères. Le « chérétoui » me reçut très aimablement. Mais, comme il était déjà tard, il remit notre entretien au lendemain matin. Le jour suivant, accompagné de ce même « chérétoui », je me rendis dans leur pagode. Les moines-lamas étaient déjà assis à leurs places. Le « chérétoui » s'assit à mon côté. Je commençai ma prédication en racontant comment Dieu créa le monde, comment il envoya son Fils unique sur la terre pour le salut des hommes, comment Notre-Seigneur s'humilia, obéissant à la

60

volonté de son Père céleste, comment il souffrit, ressuscita, monta au ciel, d'où il viendra de nouveau juger les vivants et les morts. Ensuite je passai à sa sainte doctrine, m'arrêtant surtout au Sermon sur la Montagne. Il me sembla que les lamas retenaient leur souffle pour mieux m'écouter.

Quand j'eus terminé, après une courte pause, je pensais m'en aller, quand je vis se lever un de ces lamas qui me fit un salut, se placa au milieu de ses coréligionnaires et se mit à prononcer tout un discours, dénotant des connaissances beaucoup plus étendues que je ne pouvais supposer. Je ne puis rapporter en toute exactitude ses paroles, car il parla longtemps, et moi j'étais très ému et troublé. Mais voici à peu près ce qu'il dit :

« Monsieur le missionnaire, vous nous avez exposé votre religion chrétienne, et c'est avec beaucoup d'affection que nous vous avons écouté et avons entendu chacune de vos paroles. Maintenant, nous vous prions de nous entendre à notre tour, quoique païens et sans culture. Oui, monsieur le missionnaire, la religion chrétienne est certainement la plus haute, la plus universelle. S'il y avait dans les autres planètes des créatures raisonnables semblables à nous, elles ne pourraient pas avoir de meilleure religion que la religion chrétienne. C'est qu'elle ne vient pas des hommes, mais de la révélation divine. La religion chrétienne n'a rien d'humain ni de créé ; elle est pure comme une larme ou comme un cristal, pure comme la pensée de Dieu. Cette pensée est le Logos dont Jean l'Évangéliste dit qu'Il s'est fait chair, qu'il est devenu le Dieu fait homme. Le Christ est le Logos incarné. Sa doctrine a montré au monde de nouvelles voies d'existence pour l'homme, elle lui a révélé la volonté divine. Or cette volonté consiste en ce que les chrétiens vivent comme a vécu le Christ. Et la doctrine du Christ était un écho de sa vie.

Mais voyez vous-même, Monsieur le missionnaire, regardez sans parti-pris : le monde vit-il comme l'a enseigné le Christ ? Le Christ prêchait l'amour de Dieu et du prochain, la paix, la douceur, l'humilité, le pardon universel. Il a ordonné de rendre le bien pour le mal, de ne pas amasser de richesses, non seulement de ne pas tuer, mais de ne pas se mettre en colère, de garder la sainteté du mariage, d'aimer Dieu plus que son père, sa mère, son fils, sa fille, sa femme, et même plus que soi-même. Tel était le Christ, mais tels vous n'êtes pas, vous chrétiens. Vous vivez entre vous comme des bêtes féroces. Vous devriez avoir honte de parler du Christ, quand votre bouche dégoutte de sang. Parmi nous, je ne vois personne qui vive plus méchamment que les chrétiens. Qui donc vole, débauche, pille, ment, guerroie et tue le plus ? Les chrétiens sont les premiers renégats de leur Dieu. Vous venez nous prêcher le Christ, et vous nous apportez l'horreur et le chagrin. Je ne rappellerai pas l'inquisition, je ne dirai pas ce que les chrétiens ont fait subir aux sauvages. Je ne rappellerai que des événements récents.

C'était au moment où on entreprenait la construction du Transsibérien. Comme vous le savez, il passe près de nous. Et nous nous réjouissions, nous pensions que les Russes introduiraient dans notre existence barbare la lumière et l'amour de la doctrine chrétienne. Nous attendions avec impatience que la voie ferrée

62

approchât de nous. Et ce moment arriva enfin,... pour notre effroi et notre malheur. Vos ouvriers entraient dans nos huttes déjà ivres, enivraient les Bouriates, débauchaient nos femmes, et nous vîmes naître chez nous l'ivrognerie, les pillages, les meurtrecs, les querelles, les rixes, les maladies. Jusqu'alors nous ne connaissions pas l'usage de la serrure, nous n'avions pas de voleurs, encore moins d'assassins. Et maintenant que nos Bouriates ont goûté à votre civilisation et connaissent ce qu'est, à votre idée, la vraie vie, nous ne savons plus comment en venir à bout. Que Abbida et Moidari nous gardent de pareils chrétiens !

Vos missionnaires sont comme les autres. Ils ne croient pas eux-mêmes ce qu'ils enseignent. S'ils y croyaient, s'ils vivaient comme le Christ le veut, ils n'auraient pas besoin de prêcher ; nous nous ferions chrétiens de nous-mêmes. Car l'exemple est plus puissant que la parole. Comment en effet resterions-nous dans les ténèbres, si nous voyions près de nous la lumière ? Vous avez tort de croire, Monsieur le missionnaire, que nous sommes ignorants au point de ne pas savoir distinguer le bien et le mal. Mais nous craignons que votre christianisme ne nous rende encore plus mauvais, et ne nous fasse complètement sauvages. Nous en avons vu, de vos missionnaires, qui aiment l'argent, fument, boivent, et se débauchent comme les pires de nos Bouriates. Mais des missionnaires qui aiment réellement le Christ plus qu'eux-mêmes, nous n'en avons point vu.

Vos prêtres disent qu'ils ont reçu de Dieu même le pouvoir de pardonner les péchés et de purifier les âmes, de chasser les démons, de guérir toute maladie parmi les hommes. Et vous, chrétiens, non seulement vous ne nous montrez pas ce pouvoir de supprimer, de purifier et de guérir tout ce qui est mal, impur, difforme, mais vous ne faites que contaminer par votre exemple les païens. Non, Monsieur le missionnaire, que les chrétiens commencent de croire en leur Dieu, et qu'ils nous montrent de quelle façon ils l'aiment. Alors peut- être vous accueillerons-nous, vous autres missionnaires, comme les anges de Dieu, et recevrons-nous le christianisme ».

Sur ce, le lama s'assit, et moi je restai à ma place, comme étranger à tout, comme frappé de la foudre. Si le « chérétoui » ne m'avait invité à me lever, il me semble que je n'aurais pas bougé. Je n'ai jamais de ma vie ressenti de honte ni d'outrage aussi cuisant pour le christianisme que pendant cet entretien et après lui. Je pris congé, montai à cheval et m'en fus droit devant moi. J'étais encore laïc à cette époque. Je remportai de cette tournée la plus triste opinion de moi, de mon existence, et des chrétiens de notre temps en général. Malgré ma douleur et mon dépit, je convenais que sur beaucoup de points le lama avait raison, et je ne pouvais lui en vouloir personnellement. « Que signifie cela, pensais-je ? Les vrais ennemis de la prédication chrétienne ne seraient-ils en effet autres que nous-mêmes, les chrétiens ? Est-il possible que notre vie couvre de honte le christianisme dans le monde ? » Et je sentais avec acuité que c'était bien cela, que ma vie allait à l'encontre de l'Évangile. J'avais fait environ 8 kilomètres, et un terrible mal de tête m'empêchait d'aller plus loin. Je m'arrêtai, entravai mon cheval, étendis ma couverture de feutre, et me couchai face contre

64           

terre : les larmes jaillirent à flots de mes yeux. je m'endormis là. Sur le soir je me réveillai ; le mal de tête avait passé, mais je me sentais toujours sur le coeur un poids mortellement pesant. J'avais envie de pleurer, de sangloter. « Mon Dieu, mon Dieu ! répétais- je. Les païens nous craignent, nous chrétiens, comme une peste. Ils craignent pour eux la contagion de notre vie méchante, immorale. » Et, comme un égaré, je criai : « Seigneur, Seigneur ! Faites de moi ce que vous voulez, permettez seulement que je vous aime de tout mon être. Que je devienne n'importe quel animal, chien, loup, serpent, tout ce que vous voudrez, pourvu que je vous aime de tout mon être ! Ce n'est pas assez de croire en vous. Je veux vous aimer tellement, que je sois tout entier Amour pour vous ! Entendez-vous, Seigneur, mon ardente prière, que je vous adresse ? » Et je poussais de toutes mes forces ces cris déchirants...

J'allai voir les villages bouriates des environs. Dans l'un d'eux, proche du monastère, j'arrivai le lendemain matin. J'entrai dans une hutte. On me reçut aimablement. Le maître de céans était un homme fort sympathique. A peine avais-je eu le temps de boire un verre de thé, que la hutte était pleine de Bouriates, hommes et femmes. Ils me regardaient tous avec affabilité, et je songeais que ces simples sauvages avaient plus de bonté humaine native que nous, chrétiens civilisés. Je causai avec eux, de choses et d'autres, les interrogeai et leur proposai finalement de leur parler de Dieu. Pendant cet entretien, quelques- uns fumaient, d'autres chiquaient, mais tous m'écoutaient avec attention. Quand j'eus terminé, un vieux Bouriate nommé Zaskhoi me regarda d'un air aimable, sourit d'un sourire discret et presque enfantin, et me dit : « Les religions sont multiples, mais il n'y a qu'un Dieu » « Zaskhoi, lui dis-je, si vous vous faisiez baptiser ! » -- « Je n'ai pas encore volé de cheval, me répondit-il, pourquoi me faire baptiser ? » Je reçus de nouveau un choc violent, et de nouveau justifié. Le vieux avait raison à sa façon, car sous l'évêque Mélèce on baptisait tous les coquins, larrons et voleurs de chevaux. Ils demandaient le baptême afin d'échapper, comme chrétiens, au châtiment de leurs crimes...

Je passai la nuit chez le bon Zaskhoi, et partis plus avant. J'allais de village en village, prêchant le Christ et recueillant partout des marques de bonté des Bouriates à mon égard. Une fois, je m'étais rendu sur les bords du Vitim, où je trouvai, outre les Bouriates, des Orotchènes. Les Orotchènes sont encore moins civilisés que les Bouriates. En dehors de la chasse, ils ont l'air de ne connaître aucun autre moyen d'existence. Ils mènent la vie nomade. Auparavant ils avaient encore des rennes, mais de mon temps les rennes avaient déjà disparu. Les Orotchènes n'ont pas même de huttes, mais des espèces de sacs de peaux de bêtes cousues ensemble, le poil en dehors, et cousues non pas avec du fil, mais avec les veines de ces mêmes bêtes. Autrefois, ils n'avaient que des fusils à pierre, maintenant ils possèdent le plus souvent des carabines. On dit qu'ils les ont obtenues après avoir abandonné leur vieille foi chamanique pour passer au christianisme. Tous ceux que j'ai pu rencontrer étaient baptisés, et la plupart l'avaient été sous l'évêque Mélèce. Je me suis laissé dire que la prédication n'avait pas été, tant s'en fallait, le seul moyen d'attirer ces enfants

66           

de la nature à l'Église, et que les tentations terrestres y avaient aussi contribué.

Quand je fis personnellement la connaissance des Orotch unes, je pus me convaincre que païens ils étaient avant leur baptême, et païens ils étaient demeurés jusqu'à ce jour. La faute, à mon avis, retombe avant tout sur nos missionnaires. Leur but principal n'est pas d'éclairer ces pauvres gens privés de la lumière du Christ, ni de les confirmer dans la vie chrétienne par l'exemple de leurs vertus, mais de baptiser le plus grand nombre possible d'individus, et de se faire un mérite du nombre des baptêmes auprès des autorités diocésaines, pour s'attirer leur faveur.

J'étais très curieux de connaître les docteurs du bouddhisme dans nos provinces du Nord. Après l'incident que j'ai raconté, j'eus plusieurs fois l'occasion de rencontrer des lamas, et ils m'étonnaient souvent par l'originalité de leurs conceptions religieuses et l'étendue de leurs connaissances. Quelques-uns avaient étudié dans nos universités. Je me souviens d'une conversation que j'eus ainsi avec un savant lama. Nous avions lié connaissance dans la troisième année de mon sacerdoce. Une fois, il me demanda : « Pourquoi tous les génies de l'humanité sont-ils panthéistes, et partant, plus près de nous autres bouddhistes que de la religion chrétienne, théiste ? Ainsi les philosophes de l'antiquité grecque, et les modernes philosophes allemands. »

Je répondis à cette question que, selon moi, l'homme ne peut vivre sans religion : s'il ne connaît pas le vrai Dieu, il ne lui reste plus qu'à diviniser la nature. L'homme de génie est tout spécialement tenté de se faire une religion de lui-même et de s'opposer à Dieu

au lieu de s'incliner devant Lui : « Mais vous, mon cher lama, que pensez-vous du Christ ? »

— « Je crois, répondit-il, que le Christ et Bouddha sont deux frères ; seulement le Christ est plus lumineux et plus large que Bouddha. Si tous les hommes étaient de purs bouddhistes, ils dormiraient en paix ; mais si tous les hommes étaient de purs chrétiens, ils ne dormiraient point du tout, ils veilleraient perpétuellement dans une

joie ineffable, et alors la terre serait le ciel. »

-    « Oh, m'écriai-je, comme vous avez raison, mon

ami ! Que ne recevez-vous le baptême ? »

-    « Il ne s'agit pas du baptême, répondit-il, mais de la

régénération de la vie. A quoi vous sert, à vous Russes, de vous dire chrétiens ? Excusez ma franchise, mais vous, Russes, vous ne connaissez pas le Christ et vous ne croyez pas en Lui. Vous menez une vie telle que nous, les sauvages, nous vous fuyons, nous vous craignons comme la peste. »

Je passerai maintenant à mes discours dans les prisons du bagne de Nertchinsk et dans les autres geôles du district de Transbaikalie.


 

TROISIÈME PARTIE  DANS LA PRISON DE TCHITA .

 

J'ai passé rapidement sur mon apostolat de Sibérie, et maintenant j'entreprends la description rapide aussi, mais véridique de ma vie dans les prisons du bagne de Nertchinsk et autres lieux de déportation situés par delà le Baikal. J'ai déjà dit comment il m'était arrivé, étant encore dans le monde, de suivre une procession jusque dans certaines prisons de Nertchinsk et d'y prononcer des sermons devant les malheureux forcats. Une fois moine et prêtre, je me mis plus librement qu'auparavant à travailler dans ces prisons. Je commencerai par la prison de Tchita. C'est là qu'après mon ordination je fus envoyé comme aumônier. Cette prison était le dernier point de passage des condamnés avant leur envoi au bagne.

Aussitôt entré en rapports avec les condamnés, je compris tout de suite que, pour agir sur un pareil milieu, il me faudrait absolument une charité exceptionnelle. Cette charité doit être sincère et agissante. Sinon il vaut mieux ne pas faire connaissance avec ces hommes. Ils sont trop offensés par la destinée, trop aigris contre tout et contre tous : pour les sortir de cet état, il faut que le prêtre se tienne solidement campé des deux jambes sur le terrain d'une charité active. Malheur à

70

l'aumônier des prisons qui préférera l'administration aux détenus !

Et alors, une fois entré dans ce monde, quand je l'eus aimé jusqu'au sacrifice de moi-même, oh alors je vis que pour moi ce monde ouvrait largement son âme. Il me donnait toute liberté de regarder en tout temps dans les recoins les plus cachés de sa vie intime ! Il faut le reconnaître, d'après l'expérience personnelle que j'ai retirée de mon ministère, ce monde du crime a infiniment plus d'idéal, de moralité, et même de religion, que nous n'en avons, nous les libres citoyens de la société libre. J'en ai vu passer par mes mains environ 25.00o, que j'ai bien des fois confessés, communiés et persuadés par mes exhortations de changer de vie, de devenir de vrais fils de l'Évangile. J'ai trouvé parmi eux des individus, des types remarquables. C'est de ceux-là que je compte parler. Ceux qui s'intéresseraient à la psychologie du criminel y trouveront aussi leur compte.

LE SÉMINARISTE ASSASSIN

A la prison de Tchita, je fis un jour la rencontre d'un homme condamné à dix ans de travaux publics.

« Je suis sorti du séminaire, me dit-il. Je voulais entrer dans une faculté, mais mes parents (c'était un fils de prêtre) y étaient absolument opposés : il voulaient que je me marie et que je prenne vite une paroisse, attendu que mori père avait encore d'autres enfants et qu'il fallait les élever. Longtemps je résistai, et puis je résolus de me soumettre à leur volonté.

J'épousai la fille d'un archiprêtre. Ma femme était une vraie colombe d'innocence. Je l'aimais beaucoup. Un jour elle me dit en manière de plaisanterie : « Je ne t'aime pas et je ne sais pas comment j'ai pu t'épouser. » Je pris cela pour une plaisanterie aussi, et nous nous mîmes à rire tous deux, sans concevoir l'un sur l'autre le moindre soupçon. Par hasard, nous avions alors à la maison une petite d'une huitaine d'années, la fille du secrétaire de mairie du canton. Elle entendit tout ce que nous disions ainsi pour rire et, une fois rentrée chez elle, le rapporta à sa mère. Celle-ci le dit à son mari, le secrétaire de mairie. Le lendemain, je rendais visite à mon évêque pour lui demander une paroisse et faire fixer le jour où il m'ordonnerait diacre. Je rentre chez moi : ma femme n'est pas à la maison. Je vais au jardin : elle n'y est pas non plus. Je m'en vais à l'église, où je comptais la rencontrer. En effet je la trouve près de l'église, dans le clos, assise sur un banc avec le frère de ce même secrétaire. Quand je m'approchai d'eux, elle parut se troubler ; elle me tendit la main, mais ne se leva pas pour m'accueillir. Mon coeur en fut bouleversé. Les paroles qu'elle m'avait adressées l'avant-veille sous forme de plaisanterie me traversèrent le cerveau et se dressèrent devant moi dans toute leur horreur. Au bout de cinq minutes, je l'invitai à rentrer à la maison. Il me sembla qu'elle me suivait à contre-coeur.

J'attendais qu'elle montrât quelque intérêt à ma visite à l'évêque : pas un mot. Voilà, me disais-je, je suis allé chez Monseigneur pour organiser un peu notre nid, pour nous assurer un morceau de pain à tous deux, et puis pour les enfants, pour les nourrir et les élever, et pendant ce temps il se passe ici des choses qui ruinent complètement toute mon existence. Je restai sombre tout le jour. Le soir je me couchai. Elle ne se coucha pas

72

avec moi. Une idée me passa par la tête : regardons son linge. Comme un voleur, je m'approche doucement de son lit, et terreur ! Je me convaincs de la justesse de mes soupçons. Vous pouvez vous représenter à quel point j'étais hors de moi ! Je m'en fus aussitôt chez ce secrétaire, j'égorgeai son frère, je le mutilai, je pris une hache, je coupai la tête de ma femme et je la hachai jusqu'à ce qu'elle ne fût plus qu'une horrible boue sanglante. Mais avec quel plaisir je faisais tout cela ! Je n'ai jamais encore ressenti une joie semblable à celle que j'éprouvais au moment où je tuais ma femme aimée.

Quand j'eus fini de hacher ma femme et que je me retournai, alors je la vis à mon côté, à genoux et dans l'attitude de la prière sur le plancher ensanglanté de notre chambre. Alors je me précipitai comme un fou dans la rue en criant que j'étais un assassin, que j'avais tué deux personnes. On m'arrêta, on me condamna, et me voilà en route pour les travaux publics pour 12 ans. Vous savez, mon père, je suis dans un état insupportable. La vie n'est plus pour moi qu'une torture. Je suis estropié moralement. Par moments je ne peux plus croire que ce soit moi qui ai commis tout cela. J'ai essayé de prier, mais la prière ne sort pas d'une âme criminelle. Je suis saisi d'un dégoût effrayant. Ah ! Mon père, si vous pouviez m'aider ! »

-- « Mon fils bien-aimé, je t'en prie en pleurant, confesse-toi, confesse-toi de façon qu'après cette confession il ne reste plus sur ton âme aucun péché depuis ton enfance. Sur les péchés les plus terribles, les plus honteux que tu as commis, arrête-toi exprès, et dis-les plus en détail au prêtre. Ensuite, transporte sur toi- même les causes de chaque péché et transporte-les comme sur la cause créée consciemment par toi de ce péché. Alors, mon ami, tout d'un coup, après une telle confession, tu sentiras un immense soulagement. Enfin, en plus de la confession, je te demande instamment de te livrer à une inlassable prière du coeur. Fais comme cela deux semaines, et tu verras ce qui t'arrivera. »

Il me donna sa parole de mettre en pratique pendant quinze jours mon conseil. Au bout de cinq jours, je voulus le voir. Il était parti pour le bagne. Plus tard je le rencontre : « Eh bien, mon ami, que ressens-tu ? » lui demandai-je. « Que c'est bon, que c'est doux Mais il est bien difficile et bien pénible à accomplir, votre conseil ! » Je l'embrassai, le priai, le suppliai de continuer ce dur exercice : il y consentit. Le dimanche suivant, pendant mon sermon, je remarquai qu'il sanglotait plus fort que les autres. J'avais pitié de lui. Après la messe, je le fis venir dans le choeur. D'abord il ne voulait pas y entrer, conscient qu'il était d'être un très grand pécheur ; enfin je le persuadai de venir auprès de moi. Quand il monta les marches du choeur, je vis qu'il faisait de profondes génuflexions et sanglotait violemment. Je l'embrassai sur le lieu même, je le couvris de baisers et lui parlai, pour le consoler, de la miséricorde de Dieu. Le forçat se jeta à mon cou, et me mouillant de larmes me dit : « Ah ! mon père, comme je me sens bien, comme mon âme est devenue légère ! Permettez-moi, dimanche prochain, de me confesser et de communier. Je vous demanderai encore le Saint Évangile ».

Le dimanche d'après, ce forçat vint me trouver, si gai et si heureux de vivre que je ne le reconnaissais

74   

plus. Il me dit en confession, au milieu de ses pleurs, que cette nuit il avait vu en songe sa femme, qui lui avait dit : « Je te pardonne ! Je ne te demande qu'une chose : crois en Notre-Seigneur-Jésus-Christ et aime- le. » Au nom de l'amour de Dieu pour les pécheurs repentants, je lui donnai la communion dans le choeur, et pendant deux jours il ne cessa de pleurer de joie extrême et d'enthousiasme spirituel. Ensuite il s'acquit une si grande vénération parmi les forçats, qu'ils l'estimèrent comme un camarade d'une haute valeur morale. Moi aussi, je me réjouis d'une joie sincère, en voyant un homme rendu au Seigneur.

LE VIEUX-CROYANT CRIMINEL ENDURCI

Voici un autre type. Celui-là était un vieux-croyant. Auparavant il riait de moi, et raillait les autres prisonniers parce qu'ils m'aimaient et allaient écouter les sermons que je prononçais tous les jours de fête et en plus deux fois par semaine. Il leur disait souvent : « Voilà votre sauveur qui vient, allez l'écouter ! » Une fois, par hasard je le rencontrai et lui posai je ne sais plus quelle question : il cracha, se détourna de moi et prononça à mon adresse un de ces petits mots d'amitié tel que j'en eus terriblement honte. Mais il m'intéressait, et je me dis : nous verrons bien qui sera le plus fort, le mal ou le bien, la haine ou l'amour.

Quinze jours plus tard, il tombait malade. Je lui rendis visite. Il s'étonna de ce que j'allais voir un prisonnier hérétique : « Pourquoi, mon Père, venez-vous me voir ? voudriez-vous me convertir à la foi de Nicon ? » — « Non pas, mon ami, ce n'est pas là mon but. Ce qui m'importe seulement, c'est que tu es le fils de Dieu et l'image et la ressemblance de Dieu. » — « Dites-vous bien la vérité, mon Père ? » — « Oui, mon ami, c'est la pure vérité, ce que je dis là » « O mon Dieu, je suis un prisonnier, un homme perdu, de colère j'ai été jusqu'à injurier Dieu,... et voilà que vous me dites, mon Père, que je suis le fils de Dieu ! » A ces mots, le prisonnier enfonça la tête dans son oreiller et pleura comme un enfant. Je lui pris la tête, et l'embrassai en pleurant avec lui, comme lui.

« Mon cher Père, l'entendis-je me dire, pardonnez- moi pour l'amour du Christ. Je vous ai tant maudit tout le temps, que vous ne pouvez vous en faire une idée. Mon père, quand je serai guéri, j'irai à vos sermons et je parlerai de vous aux autres. O mon Dieu, je suis le fils de Dieu ! Oui, cela est possible. Un jour je me repentirai, mais maintenant je suis un effroyable pécheur. Vous savez, mon père, j'ai tué huit personnes, j'ai vécu avec ma mère, je me suis accouplé avec des animaux, j'ai incendié deux églises, j'ai vécu avec ma soeur, dans une de vos églises j'ai pris les saintes Espèces et les ai jetées aux chiens, j'ai volé des chevaux, j'ai violé des femmes et des enfants, voilà le pécheur que je suis !... Et tout cela je vous le dis presque malgré moi.

Vous avez fait sur moi une grande impression parce que, dans un si grand pécheur et dans le dernier des forçats, vous avez découvert un homme, et quel homme, le fils de Dieu ! Voilà ce qui m'a touché, et m'a touché jusqu'au fond de l'âme ! Tous nous méprisent, tous nous regardent comme des ordures, et nous nous haïssons nous-mêmes... mais vous, vous nous trouvez

76  

tout à fait différents. Vous savez, mon père, comme cela nous est doux, quand on voit en nous des hommes ! Et de fait serions-nous des bêtes, nous sommes quand même des hommes. Pourquoi nous méprise-t-on ? Hélas ! mon père, si tout le monde nous traitait comme vous, si on avait autant d'affection pour le monde des criminels que vous en avez pour nous, croyez-moi, il n'y aurait plus de criminels sur cette terre. Le mal n'est jamais vaincu que par le bien. Je prendrai mon exemple, Depuis mon enfance, je n'ai pour ainsi dire jamais entendu de personne une bonne parole. Mon père était un ivrogne entre les ivrognes. Ma mère menait une vie de débauche, et moi, par pitié pour elle, après la mort de mon père, je me mis à le remplacer auprès d'elle... et je me suis perdu au point de faire le mal avec les animaux. Une fois, j'étais tellement désespéré, que j'avais déjà la corde en mains pour m'étrangler, mais un camarade me sauva de cette mort effrayante.

Je rencontrai un jour par hasard une personne pieuse et savante de chez nous, qui causa avec moi, et je lui parlai entre autres choses de mes péchés, du repentir, et elle me dit : si nous avions un sacerdoce le repentir pourrait avoir une valeur de sacrement. Alors une idée me traversa le cerveau : j'irai, me disais- je, dans un des monastères orthodoxes du voisinage, j'y ferai pénitence, et peut-être Dieu me pardonnera- t-il.

Huit jours après, je partais pour l'Ermitage saint- Serge. Je me mis en pénitence auprès d'un prêtre, et lui dis dans ma confession que j'étais un raskolnik. A peine eut-il entendu ces mots, que j'étais hérétique, qu'il se mit à me couvrir de boue en pleine église, à m'injurier, à m'appeler ennemi du Christ, homme perdu, etc... Je serrais les dents, et puis finalement je l'arrangeai de belle manière. Dans quelle fureur j'étais alors ! Depuis ce jour je fus, comme on dit, décidé à tout, et depuis lors, c'est-à-dire pendant quinze ans, j'ai passé tout ce temps à me baigner dans le sang. Que voulez-vous, je resterai ici quelque temps, peut- être qu'un jour je retrouverai ma liberté, et alors il me faudra reprendre mon ancienne occupation. »

Le prisonnier se tut. Je me taisais aussi. Après un long silence, il fixa son regard sur moi et demanda : « Mon père, vous pouvez me confesser et me donner la sainte communion, mais comme cela, sans m'obliger à abjurer ? » « Si tu le veux, mon fils, répondis-je, je serai toujours prêt à faire cela pour toi. » Il enfonça son visage dans l'oreiller et fut tout secoué de sanglots. Quelques jours après, je le confessai et lui donnai la sainte communion. Vous pouvez vous figurer dans quelle allégresse fut plongée l'âme de ce pauvre forçat ! Quinze jours plus tard, il désira se confesser de nouveau et recevoir la sainte communion. Quelle joie j'avais à le voir toujours en prière à l'église, en prière et pleurant !

L'INGÉNIEUR VOLEUR SACRILÈGE

Un troisième type : c'était un homme d'environ cinquante-cinq ans, de grande taille, maigre d'apparence, mais d'une solide constitution et très énergique. Il était originaire de Moscou, et ingénieur-technicien de son métier. Il n'allait presque jamais à l'église, mais venait très souvent à mes petites réunions. Une

78            

fois il exprima le désir de causer en particulier avec moi. J'y consentis.

« Père Spiridon, depuis longtemps je brûle d'envie de vous parler entre quatre yeux d'une certaine chose, mais mon amour-propre m'empêche toujours de me décider. Enfin je me suis surmonté et je suis décidé à vous parler franchement. Voici de quoi il s'agit : j'ai une habitude invétérée du vol, et quels vols Je souffre de cette habitude tout le premier. Si pénible que ce soit à avouer, je vous l'avoue, à vous seul : j'ai une passion insurmontable d'arracher les robes précieuses et les pierres des saintes images. Vous ne pouvez vous le figurer, mais cette habitude ne me laisse de repos ni jour ni nuit. Je me sens attiré dans les églises riches. Étant encore au lycée, en sixième, je fixais mes regards, comme malgré moi, sur tous les trésors d'église, je voulais en tirer profit pour moi-même. Étant étudiant, tantôt par intérêt, tantôt par amusement, je brisais les troncs des églises, les coffres des églises, pour m'en approprier le contenu.

Une fois, je pénétrai dans une église où se trouvait une image miraculeuse. Je m'approchais déjà de cette image, pour faire mon profit de cette proie facile, quand je jetai un regard sur l'Enfant Jésus, et je restai sur place, pétrifié. Quelques instants plus tard, je voulus encore étendre le bras vers l'image, mais pour la seconde fois l'Enfant Jésus paralysa ma volonté par son regard. Voilà, pensai-je, une affaire ratée. Je me retirai dans un coin de cette église et me mis à prier ardemment la Sainte Vierge, pour qu'elle me pardonne mon péché et m'aide à sortir sans encombre. Le matin était venu. A 6 heures on ouvrit les portes.

Je sortis sans être remarqué. Le lendemain j'étais couché à me reposer et je sommeillais, quand je vis en songe, qui croyez-vous, père Spiridon ? La Sainte Vierge, avec le même Enfant Jésus que j'avais vu la veille dans l'église. Elle s'approcha tout près de moi et me dit : « Ne recommence pas, ou tu iras en prison, et pis encore ». A ces mots, comme piqué par une pointe de feu, je me dressai instantanément, tout éperdu de peur.

Il se passa ensuite environ dix-huit mois, pendant lesquels je fis connaissance avec une jeune lycéenne, et pour elle je tâchai par tous les moyens de me procurer quelques ressources matérielles. Hélas ! rien ne rapportait assez et j'étais bien pauvre. En désespoir de cause, je résolus de dévaliser à Moscou une église : je fus pris et envoyé en Sibérie. Je m'enfuis. On me déporta de nouveau.

Quelque temps après, je m'enfuis de nouveau, et pendant mon évasion j'assassinai un marchand de village, pris ses papiers, et vécus dix ans avec ces papiers à Tiflis. Je ne vivais pas trop mal, mais toujours sans épargner les églises du bon Dieu. Je tuais les gardiens, pillais les sanctuaires, les couvents. Un beau jour, le doigt de Dieu tomba sur moi. On m'envoya aux travaux forcés à perpétuité. Comment pensez-vous ? Si je fais pénitence, et si j'abandonne définitivement mes pratiques d'autrefois, Dieu me pardonnera-t-il ? »

- « Mon fils, répondis-je, c'est pour ceux qui sont comme toi que le Christ est venu sur la terre. Il n'y a pas un seul saint qui n'ait péché devant Dieu, et pas un seul pécheur qui n'ait accompli quelque bonne oeuvre. La sainteté de l'homme devant Dieu ne consiste

8o            

pas dans la quantité des vertus, mais dans la qualité de ses rapports avec Dieu et sa sainte volonté ».

— « Ah ! mon père, que je vois bien l'abîme profond qui est en moi ! Il ressemble à une fosse glacée. Que faire maintenant ? Il y a vingt ans que je n'ai pas communié, et j'ai peur de recevoir la communion, car j'ai conscience d'être un très grand pécheur. »

Je lui donnai l'Évangile en russe. Quinze jours plus tard, il voulut se confesser à moi, à deux reprises, et reçut enfin la sainte Communion. Un mois après, avant de partir pour les travaux forcés, mon prisonnier tout en larmes me conta qu'il avait de nouveau vu en songe la Sainte Vierge avec l'Enfant Jésus, qui lui disait en l'encourageant-: « Si tu continues de mener cette vie que tu as commencé de mener, tu seras sauvé ! » Après ce songe qu'il avait vu, il se confessa encore et communia.

LE BRIGAND CONVERTI

Au cours de mes entretiens spirituels, je m'eff orcais toujours de prouver aux prisonniers que nous ne faisons aucune différence entre les hommes, qu'ils sont tous enfants d'un même Père, le bon Dieu, qui aime et comble également de ses grâces le pécheur ou le criminel le plus endurci, et le plus grand saint ; et même l'amour de Dieu, par pitié pour le pécheur, se fait sentir à lui de plus près qu'au saint. Dieu, par le ministère de son Fils unique, a déversé sur nous son amour infini et sa miséricorde. Nous n'avons qu'à ouvrir notre coeur à cet amour et, sous l'excès de l'amour du Seigneur jaillissant en nous, nous nous écrierons aussitôt, dans un élan d'enthousiasme : « Seigneur, est-ce bien vous qui avez visité la chaumière de mon coeur, sale et sanglante du sang des miens ? »

C'est ainsi que, m'entretenant avec les criminels, je cherchais en eux l'image de Dieu, pour les amener à répondre à l'appel de la voix de Dieu. O que les oeuvres du Christ sont admirables ! De quelle façon et avec quel amour quelques-uns d'entre eux avalaient et dévoraient les paroles d'amour du Christ pour eux ! Un prisonnier tout en pleurs s'approche de moi avec ses chaînes : « Mon père ? Regardez-moi, sauvez-moi, je veux Dieu, c'est Dieu qu'il me faut, mon âme a été ressuscitée par vos sermons, elle a la nostalgie de Dieu. Oh je le veux, Dieu ! « Mon fils ! Tu es ressuscité à la vie ? »

« Oui, je suis revenu à la vie, mon père, je vis. Je vous en prie, donnez-moi Dieu, c'est Dieu que je veux. » Tous les prisonniers étaient sortis de l'église ; celui-là seul restait avec ses chaînes, et son gardien auprès de lui.

Je le conduisis dans le choeur ; comme un enfant soumis, il suivait derrière moi. « Avant tout, mon ami, veux-tu que nous priions tous deux ? » --- « Prions, mon père », répondit le prisonnier. Nous restâmes une dizaine de minutes à prier. Il priait avec ardeur. Ensuite je lui demandai de s'asseoir sur une chaise. Il s'assit. « Mon ami, ma joie, comme je suis heureux que tu cherches Dieu avec tant de zèle ! Mais Dieu n'entre dans l'âme du pécheur que par la porte de la pénitence ; ouvre lui cette porte, cela est en ton pouvoir.»

Je vous raconterai auparavant qui je suis, commença le prisonnier, et puis je vous ferai ma confession. je suis originaire d'Odessa. J'ai été à 1 Université. Mais bientôt la boisson m'a perdu. Je quittai l'Université,

82  

trois ans durant je frappai aux seuils des asiles de nuit. D'Odessa, la destinée me conduisit à Rostov. Là je continuai à mener la même existence de vagabondage et d'ivrognerie. J'eus l'idée d'améliorer mon sort, c'est-à-dire de m'assurer des moyens d'existence : j'avais 26 ans quand je partis de Rostov pour le Caucase.

Là-bas, je me précipitai à corps perdu dans les combats et le sang. J'organisai jusqu'à six bandes. de brigands. Nous n'épargnions personne. Au bout de peu de temps, cinq de ces bandes étaient saisies par la police, et la mienne seule se cachait dans les montagnes, les forêts et les gorges sauvages. Nous n'étions presque jamais sans verser le sang. De mes propres mains je tuais même des femmes enceintes et, leur ouvrant le ventre, j 'en extrayais les enfants et les mettais en pièces. Parfois encore il m'est arrivé de violer des enfants et de les voir mourir sur place. Je m'adonnais particulièrement à cette cruauté inhumaine. Nous avions de l'argent en abondance, et de l'or à ne savoir qu'en faire. Oh que ne fis-je pas ? J'égorgeai de ma main deux prêtres. Et je ne parle pas des femmes que j'ai violées ! »

« Qu'est-ce qui vous poussait à de tels crimes ? » « Mon père, les passions font de nous les bêtes fauves que vous voyez. Mais ce qui les nourrit et les exaspère, c'est le monde et le milieu où nous sommes nés, où nous avons grandi et vécu. Si nous voyions, nous les criminels, et si nous sentions que les gens nous traitent non pas comme des bêtes féroces, mais comme leurs semblables, alors, croyez-moi, mon père, on ne verrait pas se déchaîner en nous des fauves si sanguinaires. Prenons si vous voulez, les cabarets d'autrefois, ou nos débits d'alcool officiels d'aujourd'hui. Vous savez ce que c'est que ces boutiques ? C'est le meurtre et le brigandage, seulement sous un autre pavillon ! N'est-ce pas l'ivrognerie qui a fait de moi ce que je suis ? En assassinant les gens, je me disais : « Tais-toi, ma conscience, le monde fait exactement la même chose que moi, seulement il se cache sous la loi des conventions officielles. » Prenez tous les dieux et les déesses de ce monde, n'est-ce pas juchés sur des vagues de sang humain qu'ils se sentent plus haut que les autres ? Prenez encore, si vous voulez, les femmes publiques ; n'est-ce pas le milieu qui les fabrique ? Et, non contente que, pour un morceau de pain, elles vendent leur corps et leur âme aux passions d'autrui, la société les écrase, les méprise et fait d'elles l'opprobre non seulement de la chrétienté, mais de l'humanité tout entière !

Quand on voit que tout l'univers vit de violence, quand toutes les lois et toutés les puissances de la vie sociale ne constituent qu'une machine inhumaine à l'aide de laquelle les bras sanglants d'une petite poignée de gens violentent et pressurent l'humanité, on sent comme malgré soi se déchaîner les passions, et l'on devient capable de tout. Finalement, on s'exaspère et on devient comme cela une bête féroce. Croyez moi, mon père, par moments on voudrait détruire tout l'univers, on voudrait le consumer dans les flammes, l'étrangler, n'en faire qu'une mare de sang, enfin dessécher cette mare, la réduire en poussière et la disperser dans l'espace infini ! Quel univers est-ce là ? Il faut le détruire. Si ce n'est hypocrisie, violence, lâcheté, je n'y vois rien d'autre. On nous fuit, on nous enferme dans des prisons, on nous enferre, on nous pend, on nous applique la peine de mort, et cela, loin de diminuer notre nombre, ne

84            

fait au contraire que l'augmenter de plus en plus. Pourquoi donc notre vie ici-bas mène-t-elle à de tels résultats ?

C'est parce que, à l'époque actuelle, mon père, tous les hommes sont devenus des ouvriers de l'usine où se fabriquent les criminels, et cette usine c'est la vie, la vie humaine. Lorsque je rencontre des prêtres, des prélats, toutes sortes de supérieurs, je me dis : oh ! hommes, hommes ! comme vous êtes pitoyables dans vos hypocrisies, dans vos instincts de violence ! N'est-ce pas vous les bourreaux, nos bourreaux, les bourreaux de l'âme humaine ? Vous vous croyez les pasteurs de l'Église du Christ, les gardiens des lois et de la justice, les illuminateurs de la masse ignorante, et en réalité vous n'êtes tous que des bourreaux, et quels bourreaux ! Je frémis même quand je vois ce spectacle : un prêtre, avant le supplice du criminel, lui donne la communion ; deux minutes après la communion, on le hisse sur la potence ; à ce moment le prêtre doit se demander fatalement : qui donc ont-ils pendu, le criminel ou le Christ ? Voilà ce que font les représentants de l'Église du Christ.

Ou bien encore ceci : le directeur de la prison vit en grand seigneur à nos dépens ; avec un traitement de 120 roubles par mois, il envoie ses enfants au lycée et à l'Université, entretient une meute de chiens de chasse, et après six ou sept ans de service emporte un capital de trente à quarante mille roubles !

Et voilà, mon cher père, ce qui nous rend criminels. Quand tout à l'heure j'ai entendu de votre bouche cet appel à Dieu, je me suis convaincu que vous nous aimiez sincèrement et que vous vouliez notre salut. "Ah ! devant un rayon d'amour sincère, pas un criminel ne tiendra. Ainsi, moi qui en suis un, j'en suis venu au point de répondre à votre amour pour nous par un amour égal. Oh, si le monde nous aimait comme vous nous aimez, croyez-le, nous serions de saintes gens ! Si grande est la puissance de l'amour ! Contre l'amour, pas de loi, pas de force, pas de mal qui tiennent. Mais maintenant, voilà la question : est-ce que Dieu me pardonnera mes péchés ? »

« Mon enfant chéri, les péchés qui te seront pardonnés, qu'ils t'appartiennent ! et ceux qui ne te seront pas pardonnés, ceux-là, devant Dieu, je les prends sur moi », répondis-je. Le prisonnier, à ces mots, se jeta à mes pieds et fit retentir toute l'église de ses sanglots : « O notre ange céleste, c'est toi qui es descendu du ciel pour nous consoler, malheureux prisonniers ! » Ainsi parlait-il, en embrassant mes pieds. Je pleurais avec lui. Trois jours après, je le confessai et lui donnai la sainte communion. Trois semaines plus tard, on le pendit   . Deux jours avant sa mort, j'allai le voir dans sa cellule, et je le trouvai pleurant à chaudes larmes et priant. Il sentait que ses jours étaient comptés. Je crois fermement qu'il aura trouvé Dieu.

LE SANS-PRÊTRE FORÇAT POUR LES AUTRES

Encore à Tchita, je rencontrai un prisonnier schismatique, qui, presque chaque fois qu'il me rencontrait, souriait et, tirant de sa poche un Évangile slavon tout usé, me demandait comment vivre selon l'Évangile, et ce qu'il devait faire pour hériter le royaume de Dieu. Je lui disais toujours : « C'est par Dieu et le prochain,

86            

par l'amour vivant que tu auras pour eux, que tu incarneras en toi tout le Saint Évangile. » — « Parlez- moi plus simplement, mon père, je ne comprends pas bien cela. » ---- « Mon fils chéri, aime Dieu et les hommes de telle sorte que ce ne soit pas toi qui vives, mais Dieu et ton prochain en toi. »

— « Mon père, voilà déjà dix-sept ans que je suis en prison, et bientôt on m'enverra aux travaux forcés. Je voudrais beaucoup, mon père, m'entretenir un peu avec vous. Je vous demanderai de venir chez moi. »

Quinze jours après, mon prisonnier schismatique, l'Évangile en main, venait me trouver, me demandait ma bénédiction, et m'annonçait qu'un de ces jours il demanderait au directeur de la prison de le mettre en cellule. En effet l'administration exauça sa prière. Comme j'arrivais quelques jours après à la prison, le directeur me fit dire que le prisonnier de la cellule numéro tant désirait me voir. J'y allai. Le prisonnier schismatique me reçut avec une grande joie. Nous nous assîmes tous deux par terre.

-- « Mon père, j'ai comme un pressentiment qu'il me

reste peu de temps à vivre. Je veux m'ouvrir à vous, et vous seul, vous seul saurez ce que je suis.

Je suis de Moscou, mon père, et j'étais un homme riche. Je me mariai, nous n'eûmes pas d'enfants. Je fis la connaissance de l'évêque vieux-croyant Méthode, le saint homme, que le gouvernement a déporté quelque part en Sibérie. Quoique je sois de la secte des sans- prêtres, cet évêque exerça sur moi une très forte influence. En le quittant, je décidai en moi-même de réciter constamment le Pater. Cela me fut d'abord très difficile ; mais au bout de deux mois j'y étais si bien fait que même en dormant je chuchotais cette divine prière. Mon exemple convertit aussi ma femme à cette pratique. Cela nous procurait beaucoup de douceur et de joie.

La renommée commençait alors de parler de Léon Tolstoï j'allai le voir. Il me reçut. Je lui racontai mon existence et il me dit en souriant : « Ne reconnais aucun maître sur la terre ; que le Christ soit ton maître ; achète l'Évangile et prends-le comme guide. » Je le quittai dans d'excellentes dispositions.

Deux mois après cette visite, je pars de bon matin pour Toula, pour voir une de mes connaissances. Je rentre chez moi : tout va bien. Trois jours après, je m'absente • encore chez un de mes camarades, mais quand je reviens, j'entends des cris dans la chambre de ma femme, j'accours, je regarde : ma femme était étendue à terre, le coeur transpercé, et près d'elle un de mes amis, qui lui faisait tout le temps la cour Il avait voulu se marier avec elle, mais elle ne l'aimait pas et l'a'vait repoussé. Lui, bien qu'il fût déjà marié, avec quatre enfants, continuait à faire la cour à ma femme. Après ma visite à l'évêque, ma femme avait \cessé d'aller au théâtre et en général elle ne sortait plus du tout. A la vue de ce drame sanglant, je fus frappé d'horreur. L'assassin se jeta à mes pieds, implorant mon pardon. Je voulais d'abord le tuer. Mais je me souvins du Christ, et lui dis : « Va, et n'agis plus ainsi. » Ensuite j'allai à- la police et déclarai que j'avais tué ma femme.

On me jugea, on me tint en prison. Je restai relativement peu de temps à la prison de Moscou. On me transféra ensuite à Tioumen. J'y demeurai quatre

88            

années. De Tioumen, je fus transféré à Krasnoiarsk. Là un meurtre fut commis dans la prison : je le pris sur moi. Maintenant je traverse votre centrale de Tchita pour aller au bagne.

Vous savez, mon père, Dieu m'en est témoin, combien j'aime mes frères les prisonniers ! Ils sont tous pareils à des anges du bon Dieu, et le Christ sûrement les sauvera. Lorsque viendra le jugement dernier, le Christ dira à tous les détenus : mes prisonniers, mes souffrants, mes petits frères, venez auprès de moi ! Je vous ai préparé chez mon Père une demeure spéciale, elle est faite de vos souffrances et de vos larmes brûlantes, et vous resplendirez comme le soleil dans le royaume du Père céleste ! Et tous les prisonniers se réjouiront alors et triompheront éternellement dans le Royaume de l'Agneau de Dieu. »

Le détenu se cacha le visage derrière son Évangile et se mit à pleurer.

— « Quel est d'ordinaire l'état de ton âme ? » « Mon père, je voudrais aimer tous les hommes, je voudrais tout leur pardonner, à tous, et souffrir éternellement pour tous les hommes. Je crois, mon père, que c'est la prière qui m'a régénéré, car lorsque j'étais libre je n'étais pas ainsi. » « As-tu quelquefois du chagrin ? » --- « Non, jamais. Quand la conscience est pure devant Dieu, le rayon de la joie ne s'éteint pas dans le coeur. Maintenant, outre le Pater, je récite mentalement, le mardi de chaque semaine : « Mon Dieu, vous êtes à moi, et je suis à vous, sauvez-moi ! » Mon père, je ne me serais jamais découvert à vous, si vous ne m'aviez touché au coeur par vos sermons. Ils ont beaucoup d'action sur nos âmes. Ce n'est pas sans raison que tous les détenus vous aiment. Ils se proposent de vous offrir une adresse et une image. Ils vous suivront où vous voudrez, même au milieu des flammes. Moi aussi, je vous aime, mon père. J'ai encore une prière à vous faire : confessez-moi et communiez-moi. Je n'ai encore jamais communié de ma vie. » « Peut-être voulez- vous aussi, mon fils, que je vous donne la confirmation. »

« C'est bien, je vous en serai très reconnaissant. »

Dans cette même cellule, je lui donnai la confirmation, le lendemain je le confessai et lui donnai la sainte communion. La semaine suivante, j'allai de nouveau le voir. Il me supplia en pleurant de lui donner encore la communion. Je le satisfis. Après quoi, je le perdis de vue.

Un an après, en visitant le bagne de Nertchinsk, je le trouvai malade dans l'arrondissement pénitentiaire d'Algatchi. J'eus avec lui un entretien de deux heures. Il était heureux de ma visite. Six mois plus tard, je revins dans cette même prison et, le surlendemain de mon arrivée, les détenus m'appelèrent au lit de mort de ce saint prisonnier. Lorsque je m'approchai de lui, il se souleva de joie et dit en se signant : « Eh bien, mon père, dans une heure je quitterai la terre. » Cinq minutes après, il ne pouvait déjà plus rester assis, et se coucha. Il chuchotait quelque chose. Ensuite il leva ses yeux vers le haut en disant : « Les cieux se sont ouverts. La Mère de Dieu descend sur moi, et avec elle une grande multitude de saints. Voyez-vous, mon père ? » « Non, mon enfant, » lui dis-je. — « Et voici le Christ, le Roi de Gloire, qui paraît sur les nuages et descend vers nous. »

A ces mots, toutes les parties de son corps furent

90  

agitées d'un mouvement rapide. Il ne détournait plus ses yeux du côté droit. Cette vue commençait à me peser terriblement. « Seigneur, s'écria le mourant, je voudrais encore souffrir pour les autres sur terre. Mais qu'il en soit comme vous le voulez, Seigneur ! Sauvez ce prêtre. »

Un instant encore, et il n'était plus de ce monde. Oh ! comme on le pleura parmi les prisonniers ! Je ne puis jamais l'oublier. Il avait eu encore, auparavant, trois visions qu'il me découvrit en confession. Que Dieu lui donne, après sa mort aussi, le don dont il jouissait déjà sur terre, afin qu'il puisse encore nous aider, pauvres pécheurs, à porter notre lourde croix sur cette terre !

Dans la pratique de mon ministère pastoral dans les prisons, je n'ai pas souvent rencontré des chrétiens aussi exemplaires, mais il y en a. Ces hommes sont véritablement élus tout spécialement par Dieu. Toute leur vie consiste dans le Christ. Combien ils ont supporté de tourments, de souffrances, de vexations de toutes sortes ! et dans tout cela ils n'ont vu que consolation, joie et jouissance spirituelle.

LA PÉCHERESSE GUÉRIE

Une détenue me dit : « Mon père, je voudrais m'entretenir avec vous ». « Bien& si vous le voulez, nous pouvons causer tout de suite 'dans l'église ». — « Non, mon père, maintenant je ne peux pas, pour certaines raisons, mais, si vous veniez pour moi demain, comme cela après-midi, je vous en serais extrêmement reconnaissante ».

J'acquiesçai à sa prière et le lendemain après le déjeuner j'arrivai à la prison. Elle m'attendait déjà. Je fis ouvrir l'église. Nous y entrâmes. La surveillante resta sur le seuil.

« Mon père, je suis tourmentée à en devenir folle. C'est mon âme qui souffre. Toute ma vie est bouleversée. Je vous ai accablé d'injures et de malédictions, pour tout ce que vous m'avez fait souffrir avec vos sermons. Pourquoi avez-vous mis toute mon âme sens dessus dessous ? Oh, je suis une grande pécheresse ! Que le Seigneur vienne à mon secours, et allège mes souffrances ! Ma mort, où es-tu ? O Seigneur, sauvez-moi, pauvre pécheresse ».

Je la priai de se calmer. Une fois revenue à elle, elle commença à me raconter sa vie.

« Mes parents, ainsi commença-t-elle, avaient cinq enfants, trois fils et deux filles. J'étais la dernière. Dieu m'avait dotée d'esprit et de beauté. Un an avant de sortir du lycée, j'étais déjà promise à un étudiant en médecine. Nous vécûmes heureux deux années, puis nous nous séparâmes. Il était très jaloux, et d'ailleurs il n'avait qu'à moitié tort. La flatterie des hommes me fit sortir bientôt du sentier de l'honneur. Après mon divorce, je ne me livrai pas ouvertement à la prostitution, mais je résolus de m'abandonner à mes passions sous une autre forme. Je bâtis à Moscou un hôtel, où je recrutais des jeunes filles d'âge nubile et faisais le trafic des corps humains. D'abord, j'avais pitié d'elles, j'étais tourmentée de remords. Mais avec le temps je méprisai tout cela et me jetai tranquillement tête baissée dans cet horrible métier. O mon père, combien d'yeux infortunés me regardent maintenant,

92  

tous les yeux de ces jeunes filles qui me regardent d'un regard suppliant et terrible ! Ils me transpercent de mille tourments.

Voici les yeux de Catherine, qui est morte, et ceux de la chère Jenny, et ceux de Viéra, de Liouba, de Sacha... Oh ! tous me regardent, et tous ces regards me demandent avec reproches : « Pourquoi nous as-tu fait souffrir ? » (Elle pleure) .

Une fois calmée, elle continua ainsi :

« Oui, mon père, comment Dieu supporte-t-il encore mes péchés ? J'ai pourri plus de deux cents innocentes jeunes filles. Je les ai jetées par-dessus le bord de la vie, j'ai rompu trente mariages, j'ai empoisonné deux jeunes filles, et fait souffrir une autre jusqu'à la mort. Que n'ai- je point fait ? Hélas ! le souvenir seul m'en accable.

Enfin je résolus un crime encore plus affreux : tuer mon amant, pour qu'il ne puisse plus appartenir à personne. Mon amant était un lycéen de dix-sept ans. C'est à cause de lui que j'ai été envoyée aux travaux forcés. Jusqu'à cette prison de Tchita, j'ai été tranquille. Mais maintenant que j'ai entendu vos sermons, je ne peux plus trouver de refuge, ma conscience s'est réveillée, toutes les jeunes filles que j'ai tourmentées se sont levées comme des ombres, elles me regardent, leurs yeux sont empreints de tant de souffrance et de tristesse qu'ils me transpercent de part en part d'une douleur insupportable : comme un fil aigu et ténu rougi au feu. Mon père, que dois-je faire maintenant, pour alléger un peu mon mal ? »

- « Voici; ma chère enfant. Repentez-vous sincèrement, et repentez-vous de telle sorte que vous vous souveniez de tout ce qui pèse sur votre âme depuis votre enfance. Ensuite exprimez-le devant Dieu, jusqu'au dernier péché. Quelque honte et quelque peine que vous en ayez, vous devez cependant le faire. Plus certains péchés vous paraîtront exceptionnels par leur malice, plus graves, plus honteux et plus vils que les autres, plus vous devrez vous arrêter sur eux, afin que votre confesseur les connaisse parfaitement. Ce sera là votre première médecine spirituelle. Comme second remède : lisez tout le saint Évangile deux fois. Et enfin, matin et soir, dites cette prière : « Seigneur, ayez pitié aussi de moi pécheresse. » « Priez peu, mais avec ardeur, et ensuite nous verrons ».

Quinze jours après, j'allai la voir. Elle se sentait déjà mieux. Elle avait résolu de suivre mes conseils. Elle voulait se confesser, mais je l'en empêchai encore. Je l'en empêchai non pas que je la trouvasse indigne, mais afin d'affermir ses bonnes dispositions. L'âme de la femme est loin d'être aussi profonde que celle de l'homme, et c'est pourquoi je voulus consolider dans son âme la conscience qu'elle avait de son péché Après quoi, je lui achetai un Évangile et la suppliai de le lire deux fois et de prier Dieu. La semaine suivante, j'allai encore la voir : les résultats étaient évidents. Elle était gaie, calme, mais on devinait encore un je ne sais quoi dans son âme.

Le dimanche venu, je cherchai exprès, à sors intention, l'Évangile du jour, sur la pécheresse qui lave les pieds du Christ. Je la fis appeler, pour qu'elle assistât ce jour-là à la messe. Elle vint. Je lus l'Évangile. A la fin de la messe, Dieu me prêta son aide pour prononcer sur le thème de l'amour et de la miséricorde infinie du Christ un sermon touchant. Les détenus pleuraient ;

94  

elle pleurait aussi. En terminant, j'invitai les détenus à se mettre à genoux, je me mis moi-même à genoux et, me tournant vers l'image du Sauveur à l'autel, je m'écriai : « O Seigneur ! voyez ces prisonniers, il en est parmi eux qui, semblables à la femme adultère qui jusqu'à ton arrivée devant elle avait commis le péché, ont vendu leur corps et leur âme au monde, se sont abandonnés à la débauche..., mais cela avant de te connaître et de te voir, toi le Sauveur miséricordieux des pécheurs tombés. Tu t'es à peine montré à elle, et la voilà à tes pieds, qui implore à chaudes larmes son pardon. Seigneur, considère aussi ces prisonniers : eux aussi répandent leurs larmes sur tes pieds invisibles. Sois miséricordieux, ouvre tes lèvres qui pardonnent, dis-leur à tous : Mes enfants, vos péchés vous sont pardonnés à cause de votre amour pour moi ! »

Toute l'église sanglotait, et la pauvre détenue restait étendue sans connaissance, comme morte. L'office était terminé. Elle ne voulait toujours pas se calmer. Trois jours après ce dimanche, je fus de nouveau chez elle. Elle me reçut en pleurant, et me confia qu'en lisant l'Évangile elle se sentait attirée vers Dieu, et voulait se répandre devant lui en pleurs de repentir.

Ensuite je fus envoyé en mission au bagne. Quand le mois suivant je revins à Tchita, je trouvai ma pénitente complètement abattue : elle croyait que je ne reviendrais plus jamais. Le dimanche suivant, je la confessai de nouveau, et lui donnai ensuite la sainte communion.

Ce jour fut pour elle le premier jour de sa vie. Elle ressentit une telle joie que dans la suite elle me disait souvent : Je n'ai jamais eu une journée pareille dans mon existence.

L'INSTITUTEUR ÉCARTÉ DE L'ÉGLISE PAR UN ARCHIPRÊTRE

Pendant un de mes sermons j'entendis tout à coup dans la foule des détenus : « Cela vous est facile à vous, bien nourri, bien vêtu d'une pelisse de raton, de nous prêcher la morale : vous devriez bien la prêcher à nos chefs, pour qu'ils nous nourrissent un peu mieux. » Je continuai, sans faire attention. Je venais de terminer, quand je vis les prisonniers entourer le malheureux qui avait ainsi parlé et lever déjà le poing sur lui.

« Que faites-vous, mes amis ? m'écriai-je. — « Il s'est permis de vous offenser, mon père, dirent des voix, nous allons lui apprendre ! » --- « Mes amis, même s 'il m'avait dit quelque parole outrageante, vous savez qu'il vient seulement d'arriver ici, il me connaît mal, et peut-être a-t-il eu dans sa vie maille à partir avec des prêtres. ». « C'est à cause d'eux que j'ai été condamné aux travaux forcés ! » répondit en pleurant le prisonnier qui m'avait lancé ce reproche pendant le sermon. Je m'approchai de lui et l'embrassai devant tout le monde en le remerciant de sa franchise.

En me voyant agir ainsi avec celui qui, à leur idée, m'avait offensé, les prisonniers furent complètement désarmés. Quant à moi, je leur parus un sot. Ils se dispersèrent dans leurs chambres, tandis que je rentrai chez moi. Mais ce détenu avait éveillé ma curiosité. La fois suivante, je voulus le voir ; mais il n'assista ce jour-là ni au sermon, ni aux vêpres. Ma curiosité

96

s'en accrut d'autant. Ce ne fut que trois semaines après cela que je le rencontrai par hasard dans la cour de la prison. Je l'arrêtai : « Comment allez-vous, mon ami ? » — « Pas mal » me répondit-il d'un air contraint.

« Je voudrais vous parler, causer un peu avec vous à coeur ouvert. » -- « Mais moi aussi, mon père, je voudrais causer avec vous. Plus d'une fois, j'en ai eu envie, mais quelque chose me retenait. » Nous convînmes de nous rencontrer à l'église. Il y eut alors un jour de fête, je leur célébrai la messe, et je fis venir ce détenu dans le choeur. Quand les autres furent sortis, nous engageâmes la conversation.

-    « Dis-moi, mon ami, pourquoi es-tu en prison ? »

-    « Hélas, mon père, il m'en coûte trop de le dire

seulement, commença-t-il. J'étais instituteur. J'ai été élevé dans l'Église orthodoxe et, dans mon enfance, j'étais religieux. Je m'engouai pour les idées socialistes. Je fis connaissance avec quelques socialistes allemands. Il faut avouer que le socialisme actuel manque de quelque chose d'essentiel : il lui manque, si l'on peut dire, une âme chrétienne. Je fus extrêmement frappé de ce que ce socialisme d'aujourd'hui tendait à remplacer le christianisme. Cela. contribuait à m'éloigner de lui. Vous le savez, tous les chefs et les hérauts du socialisme sont des ennemis farouches du christianisme. Une fois en Allemagne, et après y avoir passé quelque temps, je sentis se réveiller en moi un souvenir très amer de notre organisation gouvernementale et ecclésiastique. La semaine sainte, je fréquentai l'église et le vendredi saint je voulus me confesser et communier. Nous avions deux prêtres. Je m'approchai de l'archiprêtre. Sans rien soupçonner, je commencai à me confesser. Je lui dis en confession que je ne croyais pas à la sainteté d'Alexandre Nevski, de Vladimir le Grand, du tsarevitch Dmitri, des princes Boris et Glieb, ces derniers ayant péri par le glaive pour des considérations politiques, et les premiers n'ayant aucunement montré leur sainteté dans leur vie. — Mais ne pas croire à leur sainteté, c'est le comble de l'impiété ! me répondit l'archiprêtre. — Non, mon père, vraiment je n'y crois pas, et je n'y crois pas encore pour cette raison que d'eux sont provenues des guerres et toutes sortes de violences. Il me donna l'absolution, et la communion le samedi saint, et le jour suivant sur sa dénonciation j'étais arrêté, puis condamné, privé des droits civils et déporté comme criminel d'État. Eh bien vous savez, mon père, après ma condamnation, j'ai renié l'Église et toute espèce de christianisme. (Le prisonnier versa quelques larmes). Cela me faisait de la peine, je regrettais beaucoup le christianisme, mais un christianisme où les ministres de l'autel se servent de la confession pour ôter tous leurs droits et leurs biens à leurs pénitents, un pareil christianisme je le maudis et je ne veux pas même y penser. A quoi ressemble-t-il ? Ah, qu'est-ce que les prêtres ont fait 'du mystère de l'Église du Christ ?

Le Christ aurait-il établi le sacrement de pénitence pour servir à la sauvegarde des empereurs et des rois, pour livrer à d'horribles souffrances et à la vie de la prison ou du bagne les hommes qui pensaient trouver dans ce sacrement l'effacement de leurs péchés et leur paix avec Dieu ? Hélas, mon Dieu, c'est terrible à penser ! Qu'est-ce qu'un christianisme qui se fait le serviteur de tous les bourreaux les plus méchants

98  

et les plus inhumains de ce monde et de leurs séides ? Maintenant je ne puis plus, je ne puis plus, mon père, entrer dans une église ni entendre seulement une fois les prières pour le Tsar très pieux, le très-saint synode, l'armée très chrétienne, pour la soumission de tous leurs ennemis et adversaires, etc... J'aimerais mieux voir dans le sanctuaire un chien crevé, que d'entendre ces vilenies ainsi sanctifiées. »

Le prisonnier se tut. Il n'en pouvait plus. Il soupira et reprit ensuite :

« Je ne me crois pas anarchiste, j'admets l'existence du pouvoir et du gouvernement, je n'ai absolument rien contre cela. Mais pourquoi, pourquoi donc rabaisser le Chi ist au rang d'un misérable valet, obligé de servir ces bourreaux, ces vampires et ces tyrans de l'humanité ? Et les évêques, donnez-leur seulement de l'argent, des décorations, donnez-leur le pouvoir, et alors adieu Christ, adieu christianisme, utopie idéaliste, sottise et ignorance des pécheurs galiléens ! Et pourtant ma conscience me tourmente, d'avoir renié le christianisme. »

« Mon très cher fils, il ne faut pas désespérer. Prends patience. Rappelle-toi le; Christ : il n'a pas maudit le monde qui le crucifiait, il a prié pour lui. Nos malédictions d'hommes sont le signe de notre impuissance et de la faiblesse de nos forces dans nos rapports entre nous. Le Christ aurait pu, d'une seule de ses pensées, non seulement anéantir ses ennemis, mais changer tout l'univers en un néant absolu : eh bien, il prie pour ses ennemis et ne répond point au mal par le mal. Voilà ce qui fait sa force invincible. »

-- « Oui, j'en conviens, mais mon âme est toute rompue, toute estropiée... Pourtant je reconnais ma faute devant le Christ. »

« Ensuite, mon ami, vous souffrez non pas pour vos opinions politiques, mais pour votre foi dans le sacrement de pénitence. Il s'ensuit, mon ami, que vous souffrez pour la liberté, qui nous a été donnée à tous par le Christ. » — « Est-ce possible ? Je souffrirais indirectement pour le Christ ? »

Le prisonnier pencha la tête et j'eus la joie de voir des larmes couler les unes après les autres de ses yeux et tomber par terre.

« Je ressens je ne sais quel soulagement, une clarté pénètre dans mon âme : est-il bien vrai que je souffre réellement pour la religion ? » — « Oui mon ami, tu souffres pour elle. »

Cinq jours après cet entretien, il venait lui-même me trouver pour nie montrer une lettre qu'il avait écrite à ce même archiprêtre, son ennemi et le fidèle gardien des intérêts du gouvernement. Cette lettre témoignait de sentiments très élevés. Le prisonnier y remerciait de la façon la plus instante l'archiprêtre de son affection pour lui. Je la lus, elle était d'une force extraordinaire. Le prisonnier me la confia pour la faire parvenir à son adresse. Juste une semaine après, il demanda à se confesser et à recevoir la sainte communion. Dans la suite j'eus beaucoup de joie à voir son visage devenir de jour en jour plus lumineux. Il ne pouvait plus manquer une conférence ni un sermon. Tous les jours de fête, il venait à l'église.

En dehors de la prière publique, il s'exercait à la prière particulière. Je me souviens que pendant le carême il communia trois fois. Il devint très réservé

100

dans ses discours. Je lui achetai un Évangile russe, et il lisait surtout, je ne sais pourquoi, les paroles d'adieu du Christ. Beaucoup de détenus conçurent pour lui une espèce de vénération. Un jour, il se tourna vers moi et me demanda comment je comprenais Léon Tolstoï. Je lui répondis que, si le monde comprenait l'Évangile de cette façon, il serait déjà à moitié chrétien. Le prisonnier sourit, me salua sans rien répliquer, et s'en fut dîner. Cette figure s'est gravée profondément dans ma mémoire. Je l'estimais et l'aimais comme mon propre frère.

LE MAHOMÉTAN BAPTISÉ

Celui-là était un mahométan. Pas une fois il n'a manqué une conférence ou un office religieux. A l'église, il commença à prier à sa façon ; ensuite il adopta peu à peu nos façons chrétiennes de prier. Sa prière était toujours sincère et ardente. Un jour il demanda à me voir, pour causer à coeur ouvert, comme il disait. On l'appelait Ali.

Ali se mit à me raconter combien il aimait m'entendre dire, dans mes entretiens avec les prisonniers, qu'en dehors de notre misérable petit monde terrestre, il existait une multitude innombrable de mondes pourvus de leurs soleils en nombre infini, avec une infinie multitude de nuances de toutes les couleurs. « Si l'on pouvait, leur disais-je, organiser une expédition qui se transporterait d'une planète à l'autre avec la vitesse d'un rayon de soleil (le rayon de soleil parcourt 280.000 km à la seconde), et si cette expédition cheminait à travers ces mondes pendant zoo millions d'années, elle ne ferait pourtant que piétiner, car il se découvrirait toujours devant elle des parties de l'univers encore inexplorées ! Eh bien, si tous ces mondes étaient peuplés comme le nôtre d'êtres raisonnables, ces habitants d'une infinité de mondes ne pourraient avoir une religion supérieure en sainteté ou en perfection morale à la religion chrétienne ».

Ali se sentait séduit par ces paroles, et une fois il me demanda : « Si le christianisme est une religion à ce point sainte qu'il n'en est pas d'aussi sainte ni d'aussi parfaite au monde, quand nous mourrons, croirons-nous à la foi chrétienne ? Et alors, où sera-t-il, notre prophète Mahomet ? » « Mon bon Ali, votre Mahomet sera récompensé lui aussi selon ses oeuvres et je ne crois pas, mon cher ami, qu'il soit définitivement réprouvé par Dieu. Dieu, comme le véritable Père des hommes et comme le créateur de l'univers, aime tous les hommes ; sa grâce, sa providence et sa sollicitude s'étendent sur tous ; il leur donne à tous la vie, la nourriture, la croissance, et enfin la récompense due à leurs oeuvres. »

« Mais, mon père, notre mullah dit que seuls les mahométans seront sauvés et trouveront Dieu après la mort, tandis que tous les autres, les chrétiens, les juifs, les chinois, iront auprès de Satan. » — « Cher Ali, tu es marié ? » « Oui. J'ai trois femmes. » « Dis moi, Ali, si chacune de tes femmes te donnait un enfant, et que parmi eux deux ou trois fussent aveugles, comment crois-tu, les reconnaîtrais-tu tous comme tes enfants, ou non ? » « Certainement, tous seraient mes enfants, et comme leur père je les aimerais tous, et ceux qui seraient aveugles encore plus. » — « Eh bien, Ali, Dieu aussi nous aime, tous, sans distinction de nationalité ou de religion, d'un amour tellement infini que notre amour le plus

102            

fort, en comparaison de l'amour de Dieu, est comme un bloc de glace à côté du soleil. »

A ces mots, Ali leva les bras au ciel dans un geste de prière ; puis, les ramenant sur sa tête, il prononça lentement : « Allah ! Est-ce bien là l'enseignement du christianisme ? » « Oui, lui répondis-je. »

« Attendez, attendez, mon père, je veux encore vous poser une question. Pourquoi vous autres chrétiens, n'êtes-vous pas meilleurs que nous ? Nous ne buvons pas d'eau-de-vie, tandis que chez vous presque tout le monde, et même vos femmes, est perdu de boisson. Nous sommes plus justes et plus fidèles que vous, tandis que vous êtes presque tous cruels, déloyaux, menteurs et trompeurs. Nos femmes ne mènent pas une vie honteuse comme les vôtres. Presque toutes les vôtres, surtout à la ville, ont des maris, et se livrent aux autres hommes et font le mal sans vergogne. Nos mullahs ne s'enivrent pas, ne jurent pas, tandis que vos popes, excusez l'expression, mon père, se saoûlent comme des porcs. Pourquoi vous conduisez-vous ainsi ? Pourquoi ne suivez-vous pas votre foi chrétienne ? »

Je n'avais pas grand-chose à répondre.

« Tu sais, Mi, tout homme a son libre arbitre et son indépendance, aussi chacun se conduit comme il lui plaît. » « Non, mon père, il n'y a que des bêtes, des animaux ou des volatiles, qui puissent vivre de cette façon-là. Pour un homme, il faut qu'il y ait Dieu avant tout. Je pense, ajoutait-il, que Dieu a plus de libre arbitre et d'indépendance que l'homme, et pourtant il ne péche pas, il sait qu'il est Dieu. Le chrétien non plus ne doit pas pécher, dès lors qu'il sait qu'il est chrétien. Donnez-moi donc, mon père, votre Évangile en tatar ou en turc. En avez-vous comme cela ? » — « Oui, répondis-je. »

Je pris congé du musulman, et lui achetai à la ville, à la Société biblique, un Évangile en tatar, que je lui fis porter le même jour par un élève de l'école des missions.

Je retournai une autre fois à la prison organiser des conférences avec les détenus. Je regarde : point d'Ali. Deux jours après, je célèbre la messe ; je regarde : là encore, toujours point d'Ali. Cela me fit rêver, mais je ne voulus pas encore interroger le surveillant. La semaine d'après, je vins encore à la prison avec le P. Jean, un prêtre indigène bouriate. Je regarde dans l'église de tous les côtés, et ne trouve toujours point d'Ali. Un mois seulement après, Ali revient à l'église, il prie à la mode musulmane. Après la messe, il vient me trouver et me demande : « Mon père, pourrai-je vous confesser mes péchés ? » « Bien sûr, dis-je. » — « Eh bien alors, je voudrais me confesser. » Le prisonnier, pleurant à chaudes larmes, me confia ses péchés. Finalement, il soupira et dit : « La doctrine du Christ me plaît fort. Je crois que bientôt je serai chrétien. » « Non, Ali, mon cher, attends encore pour recevoir le baptême, et tâche de vivre seulement. un mois au milieu des prisonniers comme l'enseigne l'Évangile. » — « Bien, répondit-il. Je vivrai donc en chrétien. Si les gens m'injurient, et me cherchent querelle, je prierai pour eux. Je leur donnerai tout ce que j'ai. Je les servirai. Je ne me mettrai pas en colère. J'aimerai tout le monde et j'irai faire ma paix avec mes compagnons de détention. Voilà déjà deux mois que je me dispute avec eux : bien

104            

sûr, il ne faut pas me baptiser maintenant ? »      « Oui, attends encore un peu, mon cher Ali. »

Il sortit de l'église pour se rendre dans sa chambrée. Un mois se passe, puis deux : je ne vois plus Ali. Une fois, célébrant les vêpres, je vois mon Ali debout dans l'église. Après l'office, il m'attend :

« Mon père, dit-il gravement, je voudrais encore me confesser. » — « Bien, répondis-je. » Ali me fit cette fois- là une confession générale (le tous ses péchés depuis son enfance. Quand il eut terminé, il se leva et me déclara : « Je serai bientôt chrétien. Dès que j'ai commencé à vivre selon l'Évangile, toutes mes peines et mes chagrins ont disparu. Je ne veux plus qu'une chose : aimer tous les hommes et ne leur faire à tous que du bien. » Le mois suivant, je le baptisai.

LE CLEPTOMANE ATHÉE

Mon neuvième détenu était un homme fort beau, et très cultivé. Son vice, son désespoir était la cleptomanie. « Je ne puis, je ne puis vivre, disait-il, sans voler. Il y avait des jours où je m'abandonnais, comme un enfant, à des sanglots de désespoir. Que faire ? J'avais beau m'adresser à tous les médecins, appliquer tous les conseils qu'on me donnait : rien n'y fai-

sait. Que faire maintenant ? » « Priez-vous le bon

Dieu ? » lui demandai-je. « Non, voilà bien dix ans

que je ne suis pas entré dans une église, que je ne me suis pas confessé et que je n'ai pas communié, et pendant tout ce temps je n'ai jamais prié. » « Mon ami, demandez au directeur de la prison qu'il vous mette quelque temps dans une cellule isolée. Je viendrai vous voir tous les jours, et nous prierons ensemble tous les deux. » « Mais j'ai honte de demander cela au directeur. Il ne me comprendra pas et se moquera de moi. » « Pourquoi se moquer ? La prison n'est- elle pas, par sa destination même, un établissement de pénitence ? » « Oui, c'est bien cela, mais... ».

Je compris que la fausse honte l'empêchait, lui, un intellectuel, d'oser parler de prière au directeur de la prison, et de lui demander de le mettre en cellule pour cela. Alors je lui proposai un autre moyen :

« C'est bon ! lui dis-je. Alors, venez pendant l'office dans le choeur, mettez-vous quelque part dans un coin, et obligez-vous à prier. »

Il accepta. Après avoir ainsi assisté à trois offices, il vint se confesser et communier. Cinq jours après, je le revis dans la prison. En me voyant entrer dans l'église, il m'y suivit. Je venais de pénétrer dans le choeur et j'étais en train de découvrir l'autel, quand tout à coup je sentis quelque chose s'effondrer à mes pieds. Je regardai, et vis étendu à terre mon jeune Adonis, qui me remerciait, tout en larmes : il se sentait tout à fait soulagé depuis ce jour, on eût dit que son âme était débarrassée d'un poids énorme. Je me jetai à son cou et l'embrassai. J'étais heureux pour lui. Quand il se releva, le sang avait afflué à son visage et les larmes y avaient laissé une trace délicate. Qu'il était joli à ce moment-là ! On eût dit un ange descendu du ciel. C'est du moins l'effet qu'il me produisit.

L'HÉRÉTIQUE

Cet autre détenu était un hérétique russe. Tout le temps de mon dernier séjour dans cette prison, il

106            

assista à mes conférences spirituelles et ne manqua pas un seul des offices. Il aimait beaucoup quand je disais aux prisonniers de conformer leur vie à la doctrine de l'Évangile. Il s'attachait à l'idée que j'avais exprimée dans un sermon en ces termes : « Voyez, mes chers prisonniers, comment le Christ, pour notre salut, s'est soumis à toutes les lois de la vie humaine, à l'exception du péché, afin de nous prouver plus clairement son amour pour nous. Si notre maître s'est humilié un moment pendant sa vie terrestre, à cé point que, Dieu incarné dans notre nature humaine et complètement soumis à ses lois, je le répète, sauf le péché, il a été un des fils les plus pauvres de l'humanité, ne sommes- nous pas obligés, en considérant cet amour sans bornes qu'il a eu pour nous, de mépriser pour lui non seulement parents, femmes, enfants, richesses de ce monde, mais encore notre propre vie, afin d'être avec Lui ? Mes chers prisonniers ! Je vous y invite, noyez vos chagrins, vos souffrances, vos tourments dans les flots de votre amour pour le Christ ! Pour le Christ, on peut renoncer à tout et même se renoncer soi-même. Il est notre consolation, notre résurrection, il est le milieu où nous nous retrouvons nous-mêmes. »

Ces paroles touchèrent le détenu hérétique, et il m'invita à aller le voir dans sa cellule. Quand j'y fus, il se réjouit fort de ma visite. Il me fit asseoir à côté de lui sur le plancher. J'obéis. Il tira d'une poche graisseuse un Évangile et, l'ouvrant au chapitre IV de saint Jean, il me montra le verset 24. Je le lus : « Mon père, pour l'amour de Dieu, expliquez-moi ce verset. Que signifie : Dieu est esprit, et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et en vérité. Que veut dire : adorer en esprit et en vérité ? » --- « Mon fils chéri, répondis-je, cela signifie que toute l'existence d'un chrétien croyant doit être pénétrée par l'esprit, comme celle du Christ notre Dieu, et que cette existence du chrétien doit être tellement pure et pieuse qu'aucune fausseté, aucun mensonge, aucune tromperie ou tentation ne puissent la séduire. Elle doit être, en tant que chrétienne, la vie même du Fils de Dieu, être à l'image du Christ, Fils unique de Dieu, qui est la seule Vérité au sens plein du mot. Le j oúr où nous incarnerons dans notre vie cette vie divine du Christ, alors nous adorerons en vérité, c'est-à-dire que nous nous perfectionnerons dans notre adoption d'enfants de Dieu. Notre vérité consiste à devenir toujours davantage les fils adoptifs de Dieu. »

En parlant ainsi, je regardais l'hérétique, et je vis que ses larmes coulaient à grosses gouttes sur la page de son Évangile.

« Mon père, dit-il à travers ses larmes, pourquoi les prêtres ne nous disent-ils pas tout cela ? S'ils nous apprenaient à bien entendre l'Évangile, notre vie en serait changée. Je vous ai entendu plus d'une fois, et j'ai vu plus d'une fois comment vous traitiez les détenus, et cela m'a toujours extrêmement frappé. C'est que vous, mon père, vous ne faites pas de différence entre les hommes, qu'ils soient prisonniers, ou directeur de prison : vous les traitez tous de même. Nous sommes touchés jusqu'aux larmes, quand nous voyons vous écouter et causer et converser librement avec vous le prisonnier russe, le bouriate, le chinois, le musulman, l'hérétique, l'orthodoxe, le luthérien, le juif, le catholique ; pour vous ils sont tous les mêmes,

108            

et vous êtes pour nous tous comme un vrai frère, un frère commun. Voilà ce qui nous plaît. Mais maintenant je vous poserai quelques questions, et vous me répondrez. »

— « Bien » répondis-je. « Dites-moi, au nom du Christ : la guerre est-elle un péché ? » « Oui, je pense que c'est un péché. » - « Si on intente un procès, est-ce un péché ? » — « Oui, selon l'enseignement du Christ, la guerre et les procès doivent être bannis de la vie des chrétiens. » - « Et le divorce ? » me demanda-t-il. — « Le divorce non plus, selon la doctrine du Sauveur, ne doit pas exister dans la vie d'un chrétien. » « Et le gouvernement ? » — « Pour l'homme naturel, c'est-à- dire pour celui qui n'est pas chrétien, c'est la règle suprême de la vie sociale ; pour le chrétien, c'est une matière brute avec laquelle les disciples du Christ doivent créer, par la prédication et par leur exemple personnel, les éléments du- royaume de Dieu sur la terre. »

— « C'est que voilà, mon père, dit le détenu hérétique, depuis ma plus tendre enfance je cherche Dieu, et j'ai beau regarder, regarder, je ne le trouve nulle part ».

Je lui dis : « Mon cher ami, si tu ne le trouves pas en toi-même, tu ne le trouveras nulle part. C'est avant tout en soi-même qu'il faut le chercher. S'il n'y est pas, alors il faut détruire en soi cette vie ancienne et en commencer une autre, où Dieu ait sa place. Dieu existe en dehors de nous, mais il ne se fait connaître qu'en dedans de nous-mêmes. Il n'y a pas d'autre moyen de connaître Dieu ».

L'hérétique : « Comme cela est bien ! En effet, on ne peut connaître et savoir Dieu qu'en vivant de la vie du Christ ». — « Oui », fis-je. — « Mais pourquoi, mon père, personne ou presque personne ne vit-il de la vie du Christ ? Est-ce vraiment si difficile, ou peut- être même est-ce presque impossible, de vivre de cette vie ? » « Notre vie doit de toutes les façons être pénétrée du Christ, et pour cela il faut avant tout, de la part de l'homme, une décision libre, mais aussi définitive, de suivre le Christ. De quelques vexations que le monde vous menace, ô hommes, vous devez une fois pour toutes, sans hésitation et sans regret, vous décider à suivre sans retour la doctrine du Christ. Si pour cette doctrine l'exil, le bagne, la potence, la mort, nous menacent, tout cela ce ne sont que des étapes, des Synedrions, des Pilate, des Anne, des Caïphe postés à la garde de leurs intérêts terrestres, qui guettent les disciples du Christ ; ils ne doivent pas être pour vous des causes de peur ou d'effroi, mais bien plutôt des occasions de joie et de glorification de Votre Seigneur. »

Le prisonnier s'était mis à pleurer de joie :

« Savez-vous, mon père ; mon âme se remplit de joie à vos paroles. Maintenant, permettez-moi d'être sincère avec vous. Jadis j'étais orthodoxe, et puis j'ai quitté l'orthodoxie. Je vivais dans ma petite ville non pas comme un richard, mais avec une petite aisance. J'ai fait partie pendant sept ans du conseil de fabrique de ma paroisse. Notre église avait deux prêtres, un diacre et deux lecteurs. Le curé était très avare et aimait les sous. Le second prêtre s'adonnait à la boisson et se permettait, en qualité de veuf, de courir de temps en temps les femmes. Le diacre, très fier de sa voix, vidait exprès avant chaque messe

110

une grande bouteille. Pour les lecteurs, il n'y avait rien à dire : tous les deux étaient sobres, et menaient une vie pieuse. Presque chaque jour de fête, ils se querellaient dans l'église et à propos de l'église, se lançaient des reproches et des injures, et il leur arrivait même de se colleter chez eux. Le diacre avait une nombreuse famille. Parfois sa femme venait chez nous pleurer à chaudes larmes. J'ai pour ainsi dire nourri ses six enfants. Bois, pain, sel, presque tout le nécessaire c'était moi qui le leur donnais : eh bien, le diacre me rendit le mal pour le bien, et les prêtres, eux, ont enraciné ce mal dans mon coeur : savez-vous, mon père, ce qu'ils ont fait ? Ils ont endoctriné le diacre pour qu'il me tuât. Et pourquoi donc ? Sous prétexte que je lui rendais ces services parce que je vivais avec sa femme. Or vous savez, mon père, j'avais ma femme à moi, je n'avais même aucune idée mauvaise, mais le diacre avait été si habilement monté par les autres que j'en vins à avoir peur de lui. Une fois qu'il s'était enivré, la nuit, il se mit à cogner à mes fenêtres ; je sortis, et le frappai d'un coup qui le fit s'effondrer et l'envoya tout droit dans le puits. Quand on l'en retira, il était déjà mort. Je fus condamné aux travaux forcés pour huit ans. Les prêtres, au lieu de prendre ma défense, témoignèrent contre moi. C'est alors que je reniai la foi orthodoxe. Je continue mon récit ? »

« Continuez ! » lui demandai-je.

— « Je dois dire, mon père, qu'à mon avis les hérétiques sont les plus actifs chercheurs de Dieu. Ils veulent vivre, de leur expérience personnelle, tous les sentiments religieux, et pénétrer de tout leur coeur la vie chrétienne. Il est vrai qu'ils n'ont ni eucharistie, ni sacerdoce... Mais, la main sur le coeur, n'est-il pas vrai que les orthodoxes, malgré l'Eucharistie et la légitimité de leur sacerdoce, ont une vie religieuse incomparablement inférieure à celle des hérétiques ? L'orthodoxie n'a ni vie, ni progrès.

Les hérétiques ont beau s'écarter de l'Église orthodoxe, du moins ne s'égarent-ils pas dans le paganisme, ne sortent-ils pas de la zone chrétienne. Les orthodoxes par contre sont tombés presque tous, qui dans le spiritisme, qui dans la théosophie, qui dans le matérialisme vulgaire ou scientifique, et le christianisme les ennuie à ce point que la seule lecture, la lecture de l'Évangile par un prêtre à l'église les fait bâiller, et qu'au moment du sermon ils sortent tous. Où que vous regardiez, mon père, vous ne pouvez que hausser les épaules de désespoir. S'il en est quelqu'un qui soit bien résolu à faire son salut, à vivre selon la doctrine du Christ, on le laisse faire, mais l'Église lui est d'un faible secours, car elle ne lui offre plus d'exemples vivants.

Il y a trois ans on a fait l'ouverture des reliques de saint Séraphin. Tous écrivent, tous parlent, tous crient : Voyez, dans l'Église orthodoxe, et seulement dans l'Église orthodoxe il y a des reliques sacrées, seule elle a possédé un saint Séraphin de Sarov, etc... Tous les pieux orthodoxes se sont réjouis, et les pèlerins ont afflué par milliers à l'ermitage de Sarov. J'étais encore en liberté, à ce moment, et je me souviens de tout ce qu'on écrivait de ses miracles, de ses guérisons, et le reste. Mais pas un prélat, pas un prédicateur, pas un écrivain religieux n'a dit que les reliques de saint Séraphin n'avaient pas du tout été révélées pour guérir nos maladies et nos infirmités corporelles, mais

112            

pour que nous vivions, que nous aimions le Christ, et le prisonnier, que nous aimions notre prochain et nos ennemis, comme saint Séraphin a vécu, comme il a aimé le Christ et ses ennemis : cela, personne ne l'a dit. Ensuite il serait mieux que la châsse de ce saint ne soit pas tellement en contact avec l'or, l'or maudit. Que ces reliques restent des reliques. Pourquoi, auprès des saints et autour d'eux, organiser le trafic de leur sainteté ?

Ce saint a passé toute sa vie dans un amour extrême de la pauvreté, dans le jeûne, la miséricorde, etc... Une fois qu'il est mort, et qu'il a reposé quelques années en terre, le voilà qui devient une source de richesses matérielles, un objet de commerce entre les mains du clergé, un emplacement de choix pour des couvents, pour des hôtels si grandioses qu'ils égalent en splendeur les palais impériaux ! Pouvons-nous, dans ces palais à croix et à clochers, trouver et vivre la vie spirituelle et retirée ? Partout il en est de même, dans vos offices religieux et dans votre Église orthodoxe. Voilà le tableau que je me fais de la vie des orthodoxes de notre temps. »

Il faut avouer que sur bien des points le prisonnier hérétique avait raison et qu'il n'y avait rien à lui répondre. Nous continuâmes à causer, et à déplorer d'un commun accord qu'il n'y eût plus sur terre de vrai christianisme. Alors nous décidâmes l'un et l'autre de commencer par notre propre existence et de la transférer de la voie large sur la voie étroite, la voie du Christ. Malgré tout le scepticisme que montrait cet hérétique vis-à-vis de l'Église orthodoxe, il voulut néanmoins se confesser à moi et communier. Il m'avoua plusieurs fois dans la suite que, sans ce sacrement, on ne peut pas être chrétien. Je dois dire que ce détenu était dans toute la prison de Tchita un des plus religieux.

J'ai beaucoup travaillé parmi les prisonniers. J'en ai vu passer beaucoup devant moi, et plus qu'aucun autre aumônier des prisons j'ai eu le bonheur de mériter de leur part une grande affection. Je dois ajouter encore qu'en général il est peu de personnes à qui les détenus découvrent leur coeur. Pour moi ils m'aimaient, et m'aimant ils me parlaient et me découvraient leurs secrets.

LE PRÊTRE PRÉVARICATEUR

Mon onzième est le prêtre Pierre G. Il avait été curé à la ville et son évêque l'avait en affection. Il était veuf. Il avait suivi les cours missionnaires de Kazan. Comme missionnaire il était, à vrai dire, assez faible ; mais, comme simple curé, il était passable. Cette fonction lui allait. Il assistait souvent aux processions ; on l'envoyait souvent en mission_ de-ci de-là. Il aimait la vie large, était très hospitalier, et ne détestait pas de faire de l'embarras. Si par hasard il allait en voiture par la ville, il ne manquait jamais de donner un rouble ou deux au lieu de 3o kopeks ; il logeait toujours chez des Juifs, jamais chez des Russes ; il aimait les distinctions.

Au moment de la guerre russo-japonaise il s'était embusqué dans quelque Croix Rouge comme secrétaire. Te l'ai souvent rencontré chez des membres du consistoire diocésain, ou à l'hôpital. Il n'avait pas grand esprit, mais ne se laissait jamais prendre de court ; il rusait, flattait, se faisait insinuant, offrait à boire à qui il fallait. Pendant notre révolution, il tâcha de s'adapter

114 

aux circonstances de la manière la plus avantageuse pour lui : aujourd'hui acharné droitier, demain de l'extrême-gauche, après-demain pieux curé en dehors des partis...

Il fut élu par l'administration diocésaine comme secrétaire de l'Assistance aux orphelins. Quand vint le moment de la vérification des comptes, il sut offrir à dîner aux vérificateurs et tout alla bien.

Environ huit mois plus tard, le président de l'Assistance vient à passer devant la Trésorerie et rencontre le trésorier. Ce dernier lui dit qu'il a été informé que le Synode a déjà envoyé, à l'adresse du président, le reliquat du dernier crédit, quelques milliers de roubles. Le président est stupéfait d'une pareille nouvelle : il ne sait rien. « Comment, s'écrie le trésorier effrayé ? Mais vous avez déjà reçu plusieurs dizaines de mille. » Le président demande : « Qui a reçu ces sommes ? » — « Votre secrétaire muni d'une délégation de vous, revêtue de votre signature. » « Pas du tout, je ne sais rien, Monsieur le Trésorier, de ce que vous me dites là !, » fit aussitôt le président absolument épouvanté. Le trésorier le conduisit dans son bureau, lui montra les procurations pour recevoir l'argent en son nom, les pièces justificatives avec les noms de tous les membres du comité et la signature personnelle du président et celles des autres membres. Lorsque le président eut tout vu et se fut convaincu du faux commis par son secrétaire ou chargé d'affaires, il poussa un ah 1 s'en fut en hâte prévenir l'évêque ; celui-ci prévint le procureur, et l'affaire suivit son cours.

Quand on arrêta ce prêtre, soit poussé par la crainte, soit pour se concilier par son repentir l'indulgence du tribunal, il adressa au procureur une lettre de regrets, dans laquelle, à côté de son crime actuel, il en avouait un autre : il reconnaissait avoir volé 12.000 roubles à l'hôpital où il avait servi comme secrétaire ou administrateur. Virtuosité extraordinaire, que manifestait ce prêtre en pareille matière ? Une fois en prison, ses co-détenus apprirent sa faute et décidèrent de lui faire quelque crasse : j'ai entendu dire qu'ils auraient déversé sur lui un plein baquet d'ordures. Il fut condamné à sept ans de résidence forcée dans la province de l'Enisseï.

Il se trouva qu'à l'endroit où il s'installa il s'éprit d'une jeune juive et voulut partir avec elle pour l'Amérique. Pour moi, je ne puis le juger. Le fait est qu'une semblable passion était une suite du veuvage, chez un jeune prêtre comme lui, et il faut plutôt le plaindre. Jeune, beau, vigoureux, pourquoi lui défendre de contracter mariage une seconde fois ? Il eût peut-être été un curé exemplaire. Nous le savons bien nous-mêmes. Qui de nous est sans péché, même parmi les moines ? Moi, j'avais pitié du P. Pierre.

LE LYCÉEN TERRORISTE

Vania Botcharov était un superbe lycéen, qui avait dix-sept ans. Son père était un déporté, mais pieux et religieux. Il avait beaucoup d'enfants et, grâce à son habileté extraordinaire dans toutes sortes de spécialités techniques, il possédait un atelier et des ouvriers à lui ; mais son occupation favorite était de travailler l'or. Le héros de notre histoire, si j'ose ainsi parler, était son fils aîné.

116

En 1905, quand éclata la révolution, elle gagna jusqu'à la Sibérie Orientale, où dans presque toutes les villes poussèrent tout d'un coup, comme des champignons, des comités social-démocrates, s'organisèrent des manifestations, se tinrent des meetings politiques... Vania était un enfant extrêmement impressionnable, nerveux et assez emporté 1 Une fois, je le recontre dans la rue, il me dit bonjour et me demande : « Père Spiridon, à votre avis, y a-t-il quelque intérêt à ce que j'entre dans le parti révolutionnaire » ? « Je ne sais pas, mon cher Vania. Mais je t'en prie, ne fais pas cela ».

« Pourquoi ? » « Mais simplement parce que je sens que cela tournera mal ». Longtemps et plus d'une fois nous revînmes sur ce sujet.

Après cette conversation, trois mois s'écoulèrent. Tout à coup j'apprends que ce même Vania a tué raide, d'un coup de révolver, le maître de la police de Tchita. Lorsque les soldats s'élancèrent à sa poursuite, il se réfugia dans l'atelier de son père, et de là leur lança une bombe. Un éclat de cette bombe lui enleva, je crois, la main gauche, et il resta plusieurs mois à l'hôpital. Une fois guéri, on le mit en prison. Il y resta quelque temps, et puis le tribunal le condamna à la peine de mort par la pendaison. Un matin sur les 4 heures, on invita son père, sa mère, ses soeurs, ses petits frères, à lui faire leurs adieux. Le père Jacques, moine de la maison épiscopale de Tchita, était aussi présent. Les parents pleuraient à chaudes larmes. Lui, embrassa ses parents et ses frères et leur fit ses adieux en ces termes : « Chers parents, chers frères et 'chères soeurs Vous voyez que je ne verse pas une larme. Je crois que nous quitterons cette vie terrestre pour une autre vie.

Si on me condamne dans l'autre monde comme assassin, je me justifierai hardiment, je le prouverai, je dirai que j'ai tué un homme qui était un provocateur entre les provocateurs. Combien il aurait encore expédié de gens au bagne ! Maintenant, c'est moi le dernier qui souffre de sa main. Je l'ai tué, et c'est lui qui me pend ; mais à ce prix combien ont été sauvés ! Je vous en prie, ne pleurez pas. »

Le P. Jacques lui proposa de se confesser et de communier. Mais il refusa tout net et dit, en regardant le prêtre avec colère : « Ne troublez pas mes derniers instants ». Ensuite il monta sur la chaise, se passa autour du cou la corde, repoussa d'un coup de pied la chaise, se balança plusieurs fois d'un côté, puis de l'autre, et quelques minutes après son corps était jeté dans le tombereau. Il était sévèrement interdit de célébrer pour lui tout service ; cependant un prêtre se trouva pour dire une messe de nuit.


 

QUATRIÈME PARTIE LE BAGNE DE NERTCHINSK

L'APOTRE DES PROSTITUÉES, CONDAMNÉ INNOCENT.

Il y avait dans la prison de Nertchinsk un détenu qui mérite une particulière attention. Ce détenu était un saint homme. Voici ce qu'il me raconta :

« Mon père, j'étais un homme riche. Bientôt je perdis mes parents, et restai seul avec ma soeur. Ma soeur mourut à 14 ans du typhus exanthématique. Je me trouvai tout à fait seul. Ma tutrice fut ma tante, la soeur de ma mère. J'étais par nature pitoyable aux souffrances d'autrui et ne pouvais regarder avec indifférence les privations et les larmes des hommes. Un beau matin je me réveille, et j'entends ma tante qui cause avec quelqu'un, et ses paroles étaient fréquemment interrompues par des sanglots. J'étais terriblement intrigué. Dix minutes après, tout se taisait. Je me levai, me débarbouillai, m'habillai et allai trouver ma tante. Elle me dit bonjour. Je ne pus me tenir de lui demander : « Avec qui, ma tante, et de quoi parliez-vous tout à l'heure ? » « Tu sais, Vania, la petite avec laquelle tu voulais faire connaissance, elle s'est noyée, et ce matin même de bonne heure on l'a retirée de l'étang de la ville. » « Comment, que dis-tu, tante ? Cette

120          

petite qui voulait venir me voir ? » - « Oui, celle-là même. »

J'allai aussitôt à l'endroit où on l'avait retirée de l'eau, et où elle était encore allongée. Le commissaire était là. Je lui dis bonjour, car je le connaissais. Je ne pouvais pas regarder cette malheureuse enfant, elle me faisait trop de peine. Le commissaire me dit : « Savez-vous, Ivan Ivanovitch, je viens de trouver dans sa poche un papier où elle maudit tout l'univers, qui l'a obligée à se jeter dans l'étang parce qu'elle n'avait pas de quoi manger. Elle était femme publique, et, autant que je sache, il y a à peu près un an qu'elle s'est perdue. »

Je n'y pus tenir : les larmes me coulaient dans la gorge, et je me mis à sangloter. J'avais grand- pitié. De ce jour, je décidai de venir en aide à ces malheureuses créatures. Je visitais les hôtels, je leur distribuais de l'argent, j'en rachetais quelques-unes de ce marécage qui les engloutissait ; j'en habillais, nourrissais et soignais quelques autres. Bientôt elles me connurent et affluèrent chez moi par dizaines. Dieu m'est témoin que je ne me laissais aucunement séduire par elles, mais j'avais grand-pitié d'elles. Je donnai à 92 de ces malheureuses femmes une petite dot pour se marier, j'en soignai environ 300, je fis les funérailles de plusieurs dizaines, et cela toujours à mes frais. J'aurais voulu construire à mes frais un hôpital pour elles, un refuge et un asile pour les vieilles femmes malades. Mais un malheur m'arriva. Qui en fut la cause ? Je n'ai pas pu encore le savoir. (Le prisonnier se mit à pleurer) .

Sur les Io heures du soir, je reviens du théâtre, et que vois-je ? Sur mon lit, une de ces malheureuses femmes, les entrailles ouvertes ! Je fus pris d'une telle épouvante que je ne pouvais faire un mouvement. Enfin, je fis ma déclaration à la police. La police me connaissait bien, à cause de mon affection pour ces malheureuses. Mais beaucoup de tenanciers de ces maisons se réjouirent terriblement de mon malheur. On me jugea et je fus reconnu coupable de cet assassinat, et condamné à douze ans de travaux forcés.

Vous savez, mon cher père, il n'y a pas de créatures plus pitoyables, plus dignes de la commisération de Dieu et des hommes, que ces malheureuses femmes. Si j'ai eu à souffrir pour elles, j'en remercie Notre- Seigneur, précisément d'avoir souffert pour elles. A ma joie, il s'en ajoute encore une autre : ma tante a vendu mon bien et en a employé tout l'argent au rachat de ces infortunées créatures. Cher père, il n'y a rien de plus malheureux, il n'est pas d'être qui ait plus besoin d'une active charité chrétienne, que ces femmes tombées. Je suis plus que convaincu qu'elles sont des martyres souffrantes, et que le Christ les pardonnera plus tôt que les autres. Vous ne savez pas combien de jours elles passent quelquefois à souffrir la faim ; elles n'ont ni chemise, ni jupe ; la plupart sont des orphelines, jetées à la rue par le dénuement ou bien par leur marâtre, et pour un morceau de pain elles vendent leur corps, et vendent aussi leur âme. Si vous en rencontrez qui soient grossières, méchantes, impudentes, d'un cynisme épouvantable, c'est qu'elles regardent les hommes comme des tyrans, comme des brigands, comme des bêtes sanguinaires qui les déchirent avec leurs passions. Souvent, une fois satisfait, l'homme se met à les battre, à les maltraiter de mille façons et

122          

le reste. Mais si vous saviez combien il y en a de douces, d'humbles, de soumises à leur destinée, et qui vont docilement à l'abattoir comme de pauvres brebis

à un abattoir où c'est leur vie même qui se change en un couteau émoussé pour arracher à leur existence des dizaines d'années ! Voilà, mon père, ce que c'est que les prostituées. »

Le détenu avait terminé son récit. Je me taisais, et lui aussi restait silencieux. Quelques minutes après, je poussai un soupir et levai les yeux sur lui : je vis que son visage brillait de je ne sais quelle joie intérieure. Je l'embrassai et lui dit : « Mon cher ami, porte jusqu'au bout ta lourde croix. Un jour viendra où cette fille te justifiera devant le Juge équitable, et non seulement te justifiera, mais posera sur ta tête resplendissante la couronne d'immortalité. » Il me salua, et je le quittai, chargé par son récit d'une impression à la fois pénible et douce.

LE LUTHÉRIEN DÉBAUCHÉ ET MEURTRIER

Comme je commençais dans la prison l'office du soir, le détenu qui remplissait les fonctions de sacristain s'approcha de moi et m'annonça qu'un des prisonniers voulait me voir après l'office : que fallait-il lui répondre ? Je fis dire que je le recevrais. L'office terminé, ce détenu resta dans l'église à m'attendre. Je l'invitai à entrer dans le choeur.

Le prisonnier : « Voici, mon père, je vous ai entendu hier, et ce matin je suis venu vous demander, pouvez- vous m'admettre à me confesser, je suis luthérien, et je veux me confesser devant Dieu de tous mes péchés, de sorte qu'il ne reste pas un seul péché sur moi, et que je n'aie rien de caché devant Dieu. » — « Bien, mon ami, répondis-je. Seulement, pendant ces trois jours qui viennent, va à l'église, prie le Seigneur notre Dieu, et alors tu te confesseras à moi. »

Le prisonnier : « Tout luthérien que je suis, je crois au Christ et je l'adore comme Dieu. » — Moi : « Cela est bien, mon ami : la foi au Christ est notre vie. »

Le prisonnier : « Je voudrais vous demander, mon père, de vous parler franchement. » -- Moi : « Certainement, j'en serai très content. »

Le prisonnier : « Vous venez de dire que la foi au Christ est notre vie ; mais si on transporte cela dans notre vie pratique de tous les jours, elle dit tout le contraire : elle dit que la foi au Christ est la mort, et voilà pourquoi ce n'est pas de cette vie que vivent les hommes. Si le monde se mettait aujourd'hui à vivre de la vie du Christ, cette vie-là condamnerait notre vie actuelle, avec toutes ses richesses et sa culture, à une mort éternelle ; aussi, au regard de notre vie, le Christ apporte la mort, et il n'y a rien d'étonnant à ce qu'aujourd'hui tout l'univers crucifie le Christ.

Pour ne rien dire des autres, je ne vous parlerai que de moi. J'appartenais à la classe moyenne ; j'ai reçu une instruction secondaire ; je n'avais, semble-t-il, qu'à me laisser vivre et à bénir le Seigneur, mais je choisis la voie large. Bien que je fusse marié et que j'eusse une excellente femme, je me livrai à la débauche. Au début, je cachais ma conduite à ma femme et je tâchais par tous les moyens d'en effacer les traces ; mais ensuite je ne pus plus me cacher d'elle, et finalement elle apprit tout, et non seulement l'apprit, mais me sur-

124            

prit en flagrant délit. Elle commença par s'emporter et me dire des injures ; ensuite, elle se fit à moi et à ma vie débauchée. Seulement, à partir du jour où elle m'avait surpris, elle ne vécut plus avec moi. Je fis si bien, mon père, qu'un jour tout cela me dégoûta et je détestai les femmes.

Une fois, je rencontrai une de mes amies, qui me déclara qu'elle était grosse, et grosse de moi. Je pris peur. Voilà, me disais-je, maintenant je suis pris, c'est bien le moment de crier à la garde ! Quatre jours après cette annonce, je la rencontrai sur le bord de la rivière : nous nous promenâmes, sans doute jusque sur les 2 heures du matin. Là je fis le mal avec elle, et après cela je me mis à la détester tellement que je la pris et la lançai dans la rivière. Le matin, j'entends partout raconter qu'une fille s'est tuée. Je n'avais pas fini de prendre le thé que la police m'arrêtait et me mettait en prison. Oh, malheureux que je suis ! Je passai en prison deux mois, puis je comparus devant le tribunal et fus condamné à huit ans de travaux publics. Voilà où mène la débauche F

Quand je songe maintenant à ma vie passée, elle m'apparaît comme un marais si fangeux qu'en vérité je ne puis croire que j'aie ainsi vécu. Je ne puis croire que ma vie ait été d'un bout à l'autre une telle horreur. Se peut-il que par sa nature notre vie, et la mienne en particulier, soit chose si vilaine, si repoussante, qu'on ait honte à considérer, même par la pensée, son passé ? »

Moi : « Mais, mon ami, n'avez-vous jamais remarqué vous-même dans vos désirs une espèce de contradiction ? » — « Plus d'une fois ! » me répondit le prisonnier. — « Si donc vous aviez donné au côté idéaliste de vos penchants la prédominance sur vos penchants ordinaires qui les contredisaient, pour sûr votre vie aurait acquis une valeur. »

— « Mon père, c'est quand on m'a mis aux fers que je suis rentré en moi-même, et j'ai vu alors que toute ma vie jusqu'à ce jour non seulement m'avait déformé, arraché à ma femme et à mes enfants, privé de la liberté, mais même m'avait complètement défiguré. C'est alors que j'ai élevé mes cris vers Dieu ! Alors j'ai compris que la vie sans Dieu est une pure folie, une danse d'ivrognes, un cauchemar de fiévreux, une poursuite de mirages, une course à l'aveuglette... Depuis ce jour, j'ai commencé à prier avec ferveur, j'ai lu le saint Évangile, et, vous le savez, depuis ce jour ma vie est devenue plus réelle, plus précieuse qu'avant. Si Dieu le permet, lorsque j'aurai fait mon temps de prison, je prendrai la décision de vivre réellement et pratiquement la doctrine du Christ. »

Ainsi parla le prisonnier. Vint le jour de la pénitence. Elle dura une heure et demie. Oh, quelle joie j'avais à le regarder !. La place où il était agenouillé était toute humide de larmes brûlantes. Les sanglots lui secouaient le corps. S'il avait vu couchés morts devant lui son père et son fils préféré, il n'aurait pas pleuré aussi chaudement qu'il faisait, le malheureux, pendant sa confession. Deux heures après, il recevait la sainte communion. Mon âme en était tout illuminée de joie pour lui.

J'étais content de ce que ces prisonniers, dans leurs fers, allaient au-devant de nous, prêtres ministres de Dieu ou laïcs en liberté, allaient vers le Christ, allaient par la voie du repentir se joindre à la troupe de ses Saints. Au royaume de Dieu, on peut marcher même

126

dans les fers, et personne ne dira là-haut : pourquoi est venu ici ce criminel avec ses fers ? Personne ne te dira là-haut : tu es un prisonnier, tu es privé de tous les droits civils. Le royaume de Dieu est ouvert à tous, mais on y peut entrer par la voie du repentir et non par celle des distinctions sociales ou de classes. Quand je quittai cette prison ce détenu me dit adieu de sa fenêtre en pleurant, en hochant la tête.

L'EX-FORÇAT DE SAKHALINE QUI FAIT PÉNITENCE PUBLIQUE

J'ai fait la rencontre de celui-là dans les circonstances suivantes. Il y avait eu, dans une des prisons du bagne de Nertchinsk, une révolte parmi les prisonniers. Ils s'étaient divisés en deux camps, et chacun était violemment soulevé contre l'autre. Je reçus l'ordre de me rendre d'urgence dans cette prison : ce que je fis aussitôt. La prison était entourée par les soldats. Les détenus, scindés en deux partis, se tenaient dans la cour. Dès que je fus entré dans la prison, et que je m'adressai aux détenus, un des deux camps m'entoura et prêta l'oreille à mon sermon. Voyant que les prisonniers étaient touchés, je tournai mon appel vers l'autre parti, hostile au premier, en le suppliant d'écouter aussi la parole de Dieu, de cesser toute hostilité et de faire la paix. A ce moment, le chef du second parti, un forçat de Sakhaline, me répondit d'un gros mot ordurier, en levant le poing et en me menaçant. Alors je quittai ma place, j'allai droit vers lui, tombai, dans mes ornements sacerdotaux, à ses pieds, et à genoux devant lui je dis : « Mon fils bien- aimé ! Je suis à genoux devant toi, je t'en supplie, écoute-moi, exauce ma prière et mes larmes, change de vie, deviens un autre homme ! O, si à cet instant, en ce moment, ta propre mère te voyait, et me voyait à genoux devant toi, elle ne tiendrait plus sur ses jambes ; et si elle était déjà morte, rien que de chagrin pour ton âme, elle s'agiterait et se retournerait dans sa tombe. »

A force de le prier et supplier ainsi, j'atteignis mon but : le prisonnier me releva, et nous revînmes, avec beaucoup d'autres prisonniers qui étaient autour de lui, à la place où j'étais d'abord et d'où je me mis à leur faire à tous mon exhortation. Après ce sermon, ce forçat, en présence de tous ses camarades, me donna sa parole d'honneur de prisonnier qu'il renonçait à ses anciens errements. Enfin, après tout cela, le même soir, nous fîmes un service pour les âmes d'un certain nombre de prisonniers et célébrâmes aussitôt après l'office de la nuit. Pendant l'office, je prononçai encore deux sermons. A la fin, les détenus m'exprimèrent le désir de se confesser à moi et de recevoir la communion le lendemain. Parmi eux, se trouva mon premier prisonnier, qui voulut suivre leur exemple.

Le lendemain, à g heures du matin, j'entre dans l'église et j'y rencontre mon homme. A peine m'a-t-il aperçu qu'il s'approche de moi et me chuchote : « Mon père, je ne peux pas me confesser et communier. J'ai honte devant mes camarades. » « Mon ami, écoute-moi aujourd'hui comme tu m'as écouté hier. Pourquoi renoncer au Christ, pour une fausse crainte ? Écoute- moi, mon fils bien-aimé, confesse-toi et communie. » Le prisonnier baissa les yeux et répondit comme à

128          

regret : « J'accomplirai votre volonté. Il y a plus de 37 ans que je n'ai pas été à confesse. C'est seulement quand j'étais au lycée que je communiais encore. »

Je le menai aussitôt dans le choeur et le confessai. Sa confession fut touchante. Il faut dire que ce prisonnier avait reçu une instruction supérieure ; la première fois, il avait été arrêté absolument sans raison, et, après avoir séjourné trois mois en prison, il en était sorti tellement aigri qu'il ne reconnaissait plus rien de sacré. Il fut déporté à Sakhaline pour meurtre. Au bout de quelque temps, il s'était enfui. En tout, il s'était sauvé de prison sept ou huit fois, et toutes ces évasions avaient été arrosées de sang humain. Vieux ou jeunes, il n'épargnait personne. Dans beaucoup de prisons on ne l'appelait que « le grand Ivan », c'est-à-dire qu'on le traitait comme un petit roi. Tous les détenus lui obéissaient au doigt et à l'oeil. A Sakhaline il avait de sa propre main étranglé plus d'un prisonnier, comme on tue des mouches. Là aussi où j'étais, tout le monde le craignait et le respectait comme un chef absolu. Dans une seule prison de Sakhaline, il avait de sa propre autorité porté contre des prisonniers six condamnations à mort, et ceux-ci à l'heure fixée s'étaient suicidés.

Après avoir donné, quand il se fut confessé, une absolution générale à un certain nombre de prisonniers qui n'étaient pas venus la veille au soir et que je connaissais par leurs multiples confessions, je commencai à célébrer la messe. Après la lecture de l'Évangile, je prononçai un sermon sur le pardon infini et l'amour du Christ pour les pécheurs repentants. Après les prières de la communion, au moment de m'avancer avec le

Saint Calice devant les communiants, je prononcai encore une exhortation d'une dizaine de minutes. Puis je donnai la communion aux détenus, et le tour arriva de notre prisonnier. Quant il ouvrit la bouche et que j'y enfonçai la cuiller avec les Saintes Espèces, il se mit tout à coup à osciller, ses yeux se remplirent de larmes et il trembla de tout son être. Il s'éloigna de la Sainte Table, leva les yeux sur l'Image du Sauveur, et, tendant vers le ciel ses bras de géant, s'écria à haute voix pour que tout le monde l'entende : « Christ ! Christ ! Est-ce toi qui m'as pardonné ? O mon Dieu ! Se peut-il que tu m'aies pardonné, effroyable brigand, assassin que je suis ? O Seigneur ! Je suis comme une éponge toute imbibée, toute saturée de sang humain. J'ai fait périr une centaine de vies innocentes, sans raison. Combien de fois j'ai pillé des églises ! O Seigneur ! Et tu m'as pardonné ? O Seigneur miséricordieux ! J'ai violé ma mère, mes soeurs, mes enfants, et je me suis livré à la bestialité, hélas, qui peut s'égaler à moi en péchés : et vous, vous Seigneur, vous me pardonnez ! Avez-vous entendu, Seigneur, comme toute ma vie je vous ai blasphémé, je vous ai maudit : et toi, Christ, tu m'as tout pardonné ? Son amour pour moi est si grand que je ne peux pas le supporter. Non, je ne pourrai pas le supporter, je ne survivrai pas à ce jour, je mourrai, il me fera mourir, ô Seigneur ! »

A la vue d'une scène aussi extraordinaire, je ne pus continuer à distribuer la communion aux prisonniers : je me retirai dans le choeur, et là, penchant la tête sur l'autel, me mis à pleurer nerveusement. Les détenus, dans l'église, poussèrent de tels sanglots, de tels hurlements, que tout le temple me sembla changé en une

130

rumeur effroyable, déchirant les entrailles. Il y avait là quelques fidèles, venus du dehors, et parmi eux plusieurs femmes, qui eurent des attaques de nerfs.

L'office terminé, j'entends dans la cour un bruit singulier. Je vais regarder à la fenêtre, et que vois-je ? Mon prisonnier, se traînant à genoux devant ses camarades, les priant et les suppliant de lui pardonner tout. Autour de lui s'était rassemblée une telle multitude de prisonniers que la cour n'était plus qu'une masse vivante d'hommes, et tous, comme des hirondelles autour de leur nid, tournaient autour de mon pénitent. Les uns l'embrassaient ; d'autres, entraînés par la contagion de sa pénitence, avouaient leurs péchés et maudissaient leur existence criminelle ; d'autres encore, levant les yeux au ciel, priaient Dieu de leur pardonner.

Puis, pendant que je prenais mon repas chez le directeur de la prison, voilà que mon homme se présente à lui, et lui demande la grâce d'être mis quelque temps en cellule... Ensuite il m'écrivit beaucoup de lettres, et la dernière disait qu'ayant fini son temps de prison, il partait pour le couvent de Saint-Balaam.

LE MULLAH.

Ce mullah, comme il me le raconta, avait été condamné à la déportation pour je ne sais quelle révolte dans le territoire du Fergana. C'était un homme étonnant que ce mullah ! Combien de bonté, de spiritualité, quelle extraordinaire douceur j'ai trouvé en lui ! Il vint se présenter à moi : « Mon père, je voudrais vous parler. » — « C'est bien, cher mullah, en quoi puis-je vous servir ? »

-- « C'est que moi falloir aller à la maison, y en a femme,

enfants, kichmich, je veux aller à la maison. »

En parlant ainsi, le mullah pleurait, et jusqu'au fond du coeur j'avais pitié de lui, surtout quand les larmes coulèrent sur son visage blanchi par l'âge.

« J'ai eu, continua le mullah, sept ans de bagne. Je vivais dans notre pays de Fergana. Je priais Dieu comme mullah. Il y a eu une révolte chez nous : on m'a condamné aux travaux forcés. »

Il y avait avec lui encore un autre Tatar, qui me raconta comment et pourquoi il avait été condamné. J'avais grand-pitié de lui. Il y avait en vérité en lui je ne sais quelle spiritualité intérieure, qui m'attirait comme un aimant. J'étais ravi jusqu'au fond du coeur. Je m'enhardis jusqu'à lui demander pourquoi il était si sympathique, si bon. Il me répondit

« Ce matin, j'ai prié Dieu ; à déjeuner, j'ai prié Dieu ; ce soir j'ai prié Dieu ; la nuit, j'ai prié. Dieu, y a être devenu moi. Deux fois y en a moi voir Allah ! »

A ces mots, en se cachant les yeux avec les mains, il se mit à pleurer. Je compris que c'était la prière qui l'avait rendu si bon, et que deux fois dans son existence il avait mérité la grâce de voir une sainte apparition. Je l'embrassai. Quand il quitta le bagne, et vint me rendre visite à Tchita avec le mullah de cette ville, je l'accueillis, Dieu m'en est témoin, comme mon propre père, et nous nous jetâmes en même temps au cou l'un de l'autre, en nous arrosant l'un l'autre à chaudes larmes. Il revint à plusieurs reprises. Une fois rentré dans sa patrie, il m'envoyait chaque année trois ou quatre lettres, et dans chacune il ne manquait jamais de glisser quelque mouchoir de fine soie. Dans ses lettres, il me remerciait, puis m'invitait chez lui. Il m'écrivit même à Kamenets-Podolsk. Voilà déjà trois ans que je

132

ne reçois plus rien de lui ; selon toute vraisemblance, il a dû remettre son âme entre les mains d'Allah.

Admirable était ce mullah ! Son visage, ses gestes, son regard, attestaient en vérité qu'il était un grand homme de prière devant Dieu. Il y avait des jours où il venait me voir seul chez moi : nous nous regardions, et aussitôt nous pleurions ensemble. Son visage était tellement transfiguré par l'esprit que je le fixais de tous mes yeux et que je voulais toujours et toujours le regarder. Que le Seigneur notre Dieu ne le prive pas de sa grâce infinie ! Ce mullah était un second Corneille le Centurion ; seulement l'autre était un militaire, un officier païen et celui-ci un prêtre, un mullah mahométan.

L'AVORTEUR

Celui-là était un homme profondément pénétré de la conscience de sa culpabilité. Chaque fois que j'apparaissais dans la prison, il ne savait me parler que de ses péchés. Il craignait que ses péchés ne missent obstacle à la miséricorde de Dieu à son égard. La tête déjà blanche, il était comme un enfant pour le caractère. Selon toute vraisemblance, c'est la vie des prisons qui l'avait amené à un pareil état. Voici ce qu'il me raconta :

« Vous savez, mon père, Dieu m'a châtié pour la sale existence débauchée que j'ai menée. Je suis Un assassin d'âmes, oui, un meurtrier d'âmes ! Pendant vingt-sept ans, avec un docteur, j'ai fait des avortements. Avant, je craignais Dieu, et ma conscience me reprochait d'exercer ce métier ; plus d'une fois, j'en ai parlé à ma femme : ne devrais-je pas laisser là cette spécialité ? Mais ma femme ne voulait même pas m'entendre. A peine ouvrais-je la bouche qu'elle se mettait à me parler de nos enfants, de leur éducation, de notre logement ; elle se trouvait mal où nous étions, l'appartement était devenu trop petit, il fallait nous acheter un hôtel, ouvrir un cabinet quelque part dans la ville. Elle se mettait à me débiter toutes sortes de doléances, si bien que je l'écoutais, je l'écoutais, et puis je haussais les épaules et continuais de plus belle. Je recueillis, à faire ce métier, une trentaine de mille roubles ; le docteur mon associé en gagna 200.000. Nous avions fort bien arrangé notre affaire : il y avait des patientes qui nous payaient des 50o roubles, quelques-unes davantage encore.

Une fois, je dus m'aliter, et je faillis mourir du typhus ; ce fut un choc qui réveilla ma conscience. Tout en larmes, je priai Dieu de me rendre la santé et jurai, si je guérissais, de quitter ce métier. Trois mois après, j'étais remis, guéri. Ma femme et le docteur m'obligèrent à reprendre le même travail. Une fois, nous délivrâmes une dame riche d'un avorton de six mois ; quand le docteur le mit dans le bassin, je fus tout saisi de frissons, et je fus pris d'une telle pitié pour cet enfant encore en vie, que les larmes m'en vinrent aux yeux.

Quand le docteur se fut entièrement retiré, de même que moi, de cette honteuse profession, je ne pus me tenir de lui demander : « K. V., dites-moi une chose, je vous prie : pourquoi ma conscience n'est-elle pas en paix à cause de ces avortements ? Savez-vous combien nous en avons, vous et moi, expédié dans l'autre monde, de ces petits bouts d'hommes ? » Le docteur éclata de rire, à l'aveu d'une telle faiblesse, à ses yeux : « Mais

134

demandez donc à votre femme, elle vous dira la même chose que moi. Vous vous dites instruit, et vous ne comprenez pas cette vérité tout à fait cl3mentaire. Prenez seulement mon microscope, et regardez cette masse de spermes que la nature elle-même, sans que nous y soyons pour rien, rejette en liberté, c'est-à-dire à une mort définitive. Combien en avez-vous rejeté, vous-même, de ces âmes et de ces hommes en germe ? Qu'est-ce que la conscience a à voir à cela ? L'homme est une boule de forces brutes qui se sont rencontrées et ont composé telle ou telle forme extérieure, selon leurs éléments constitutifs, et voilà tout ».

Le docteur avait beau essayer de me persuader que faire des avortements et recevoir pour cela de grosses sommes d'argent était une bonne action, au fond de mon âme je ne l'en croyais pas. Je ne le croyais pas, parce que tous nos intellectuels, et en particulier les médecins, ont renié absolument toute foi en Dieu comme Créateur du monde. Je restai environ deux heures chez le docteur, et puis j'allai trouver une de nos patientés. De là, je revins chez moi.

Je n'avais pas encore mis le pied dans mon appartement, que ma femme, furieuse contre moi, saisit un vase de nuit et me le lança à la figure en m'injuriant de belle manière. La colère m'emporta, je pris sous la table une bouteille, et je l'en frappai. Le coup porta juste sur la tempe. Dix minutes après, elle n'était plus qu'un cadavre. Je réfléchis, je réfléchis bien, et puis je tuai notre enfant, un garçon de cinq ans. Voici comment j'avais calculé : on m'enverra aux travaux forcés, plus de mère, il restera seul..., et je décidai de le tuer.

On me condamna, je ne sais pourquoi, à dix-huit ans de travaux forcés. Vous savez, mon père, quand je m'étends pour dormir, il me semble voir une grande marmite qui ressemble à un lac, et de cette marmite on voit monter peu à peu le fond, et ce fond est composé uniquement d'enfants. L'un d'eux vient d'être conçu ; d'autres ont déjà un semblant de forme ; certains sont déjà formés. Parmi eux se trouvent ma femme et mon garçon de cinq ans. Tous tantôt me tirent la langue, tantôt me menacent avec leurs petites mains. Ah ! quel cauchemar je vois là, toutes les nuits ! mon âme est perdue, bien perdue ! »

Le prisonnier fondit en larmes. Je le persuadai de se confesser et de communier, et lui dis de prier Dieu le plus souvent qu'il pourrait. Il le voulut bien. Six mois plus tard, il mourut. Je suis convaincu que son repentir aura été agréé.

LE PERSAN CHRÉTIEN DANS LE COEUR

Ce prisonnier était un homme d'âge mûr, d'une forte constitution. Tout à coup, pendant la confession des prisonniers, j'entends un bruit de chaînes. Je me retourne, et que vois-je ? La garde avec un prisonnier. Je n'avais pas encore deviné pour quelle raison on l'amenait jusque dans l'église, que j'entendis : « Mon père, oh mon père ! Je veux me confesser. Je suis musulman. Je veux raconter mes péchés ». Il était Persan. « C'est bien, mon ami, je vais te confesser ».

- « Mais tout de suite ! Le coeur me fait mal, je ne puis

plus supporter ! » Je le conduisis vers le pupitre, et j'allais le confesser sans lui faire l'imposition de l'étole ; mais

136

il s'en aperçut et me dit : « Mets là ton étoffe sur moi ! » Je lui imposai donc l'étole. Mon Persan tomba à genoux et se confessa avec tant de ferveur, que je voudrais à l'heure de ma mort me confesser comme il a fait. Quand j'eus fini, il se releva, baisa la croix et le saint Évangile, et me dit : « Maintenant, je me sens l'âme plus légère. Mon père, venez me voir aujourd'hui ou demain, j'ai une cellule à moi où je vis ».

Le lendemain, j'allai en effet lui rendre visite : il me fit asseoir sur une chaise, resta lui-même debout et me parla ainsi : « Bien des fois, mon père, j'ai lu le Coran, et j'ai lu aussi votre Évangile. Notre Coran ordonne de battre les hiaours, ceux qui ne sont pas mahométans, tandis que votre Évangile défend de battre les gens d'une autre religion ou d'un autre peuple. J'ai réfléchi, bien réfléchi, et puis je me suis dit : Non, le Christ est plus saint et il aime les hommes plus que Mahomet notre prophète. La paix soit avec lui ! Et j'ai pensé ainsi : si mes enfants se conduisent mal, je me mets en colère, et si ensuite ils se conduisent bien et m'aiment et font ce que je leur dis, je les aime de nouveau et je leur pardonne. De même le Christ dit : il faut faire pénitence et Dieu pardonnera. J'ai compris là que l'Évangile est plus vrai que le Coran. Maintenant j'ai dit tous mes péchés au Christ : il m'a entendu sans doute ? » — « Oui, dis-je, Il sait tout et Il entend tout. » -- « Cela vaut encore mieux pour moi, dit le mahométan. Qu'il sache donc tout ce que je lui ai dit, et maintenant, je le crois, il me pardonnera. Il dit lui-même qu'il est le Fils de Dieu : cela est essentiel pour moi, c'est devant le Fils de Dieu que je me suis confessé. Désormais je ne recommencerai plus tout ce que j'ai fait. Cela pesait trop sur mon âme, je voulais me couper la gorge, tant cela me pesait. »

« Et si tu te faisais chrétien ? » lui demandai-je.

« Maintenant, je ne suis guère chrétien. Mais je vais voir, je vais maintenant prier Dieu et, si tout va bien, si tout est clair dans mon coeur, je ne recevrai pas le baptême, mais je vivrai comme cela selon la doctrine du Christ ; si cela ne va pas encore, alors je me ferai baptiser. Je ne comprends pas comment les chrétiens ont une pareille religion, et mènent une si vilaine vie. Notre religion musulmane est moins bonne, et nous vivons mieux que vous. Ah ! si tous les Persans étaient chrétiens! Alors il ne mèneraient pas la vie que vous menez. Vous autres Russes, vous avez un grand Dieu comme le Christ, et vous vivez comme si vous n'aviez pas du tout de Dieu. Chez vous on se saoûle, on se vole, on se bat, les femmes s'enfuient, les maris prennent les femmes des autres, on jette à la rue les nouveau-nés, les enfants n'écoutent pas leurs parents, les parents maudissent leurs enfants. Chez vous, on ne prie guère, les prêtres se disputent avec les paysans... Qu'est-ce que tout cela ? Ce ne sont pas là des chrétiens ! Pourquoi cela ?... J'ai entendu dire, mon père, que bientôt tous ceux qui ne sont pas chrétiens deviendraient chrétiens, et que le Christ chasserait loin de lui les chrétiens. Est-ce vrai, cela ? »

« Je ne sais pas, mon ami » répondis-je.

Ayant pris congé de lui, je regagnai mon logement. De fait, j'avais je ne sais quel chagrin sur le coeur. Voilà jusqu'aux païens qui nous accusent de ne pas mener une vie digne de chrétiens. N'est-ce pas là le comble !. Non, on ne peut rien imaginer au delà. Vous avez beau méditer, méditer, cela vous pèse singuliè-

138          

rement sur le coeur. De fait, à quoi ressemble maintenant notre façon de vivre ? Notre terre russe est toute semée d'églises, de monastères, de chapelles de toutes sortes, et quand vous jetez les yeux sur notre vie elle-même, vous avez beau chercher mille excuses, vous êtes obligé d'avouer que non seulement nous ne sommes pas chrétiens, mais que nous ne l'avons jamais été, et que nous ne savons pas en réalité ce que c'est que le christianisme. Mais malgré tout, ne nous désespérons pas : un temps viendra où le grain du Seigneur germera et grandira sur le champ de la vie russe. Je suis convaincu que Dieu aime la Russie et qu'il ne la laissera pas périr à jamais.

LE SACRILÈGE

En entendant mon appel à la pénitence, les détenus fondirent en larmes. Quand j'eus terminé, l'un d'eux s'arrêta et resta immobile tant que ses camarades ne furent pas tous sortis de l'église ; mais sitôt qu'il vit qu'il ne restait plus personne que moi et un des surveillants, il vint à moi, demanda ma bénédiction, et me posa cette question : « Pouvez-vous m'accorder demain une petite heure ? » J'y consentis. Le lendemain, après l'office, je le fis appeler. Le directeur de cette prison était humain, il lui permit de venir dans son cabinet, où je m'installai pour la circonstance. Là, le détenu se trouva tout à fait à l'aise pour s'entretenir à coeur ouvert avec moi, et commença ainsi :

« Après vos conférences et vos sermons, je me suis senti la conscience tourmentée... J'ai maintenant le coeur tout bouleversé. Jusqu'ici au contraire, je me sentais parfaitement tranquille. Vous savez, mon père, depuis ma jeunesse je me suis mis à la poursuite des images miraculeuses : je voulais devenir tout de suite riche. Dans cette intention, j'ai vécu dans divers monastères, en qualité de frère lai. J'ai été à la Laure de Kiev, à celle de Potchaev, à Odessa 'à la succursale de l'Athos, au monastère de Koursk et dans d'autres encore, où se trouvent des images miraculeuses. Plusieurs fois j'ai porté la main sur l'image miraculeuse de Koursk ; deux fois sur la Vierge de Kazan. Dans les Laures, il n'y avait pas moyen ; dans celle de Kiev, je voulais me faufiler dans le Trésor, où sont gardés les objets les plus précieux. Je savais qu'il y avait là les dons en or des princes russes, mais c'était difficile et même impossible. J'estimais que m'emparer de ces choses n'était pas un grand mal. En effet, quel péché y avait-il là ? Ces richesses n'étaient aucunement nécessaires à Dieu. Si vous voulez faire quelque offrande de votre bien pour une bonne oeuvre, donnez aux pauvres qui ont besoin d'un morceau de pain. Cela sera plus agréable à Dieu que si vous ornez d'or et de brillants des images renommées. Et demandez-leur, mon père, pourquoi ils le font. Cette image, avec tous ces ornements précieux, n'en deviendra ni plus sainte ni plus miraculeuse ; elle ne fera qu'induire les riches en erreur par son éclat, et les pauvres en tentation. »

-    « Et pourquoi, dis-je, pensez-vous ainsi ? »

-    « C'est que les riches, par leurs riches offrandes,

désirent corrompre la Sainte Vierge : ils lui r eud~ent service et, en retour de la faveur signalée que je lui ai marquée, pensent-ils, elle sera obligée de faire pour moi, telle et telle chose, puisque je lui ai fait tant de présents. Quant aux pauvres, qui ont besoin d'un morceau de pain

140          

rassis, ils sont tentés par ces riches ornements, et ils ne se contentent pas de penser, ils disent à haute voix : à quoi bon ces images miraculeuses, ces Vierges, pourquoi sont-elles parées d'or et de pierres précieuses ? Elles ne nous connaissent pas, nous autres les pauvres, et elles ne peuvent pas comprendre notre amère destinée. Voilà bien le double péché. C'est là, mon père, pensais-je, de l'idolâtrie pure. L'Évangile demande que nous ornions notre âme, et non des images. Ensuite, mon père, il y aurait en Russie moins d'images miraculeuses, si notre clergé ne s'enrichissait grâce à elles. Dans cet état d'esprit, je décidai plusieurs fois de m'emparer de tous ces ornements précieux qui sont sur les images : on pourrait, me disais-je, en donner une part aux pauvres. »

Je souris. Le détenu comprit ma pensée et se corrigea sur-le-champ :

« Ce n'est pas seulement une petite partie de ces trésors que j'aurais donnée aux pauvres, mais peut-être leur aurais-je donné le tout. Les apôtres du Christ n'avaient pas d'images miraculeuses ni de somptueuses églises ; ils s'assemblaient pour prier n'importe où, dans une simple chaumière où à la belle étoile, tandis que chez nous on ne voit partout qu'or, argent, riches brocarts, mitres semées de brillants. Et c'est avec toute cette richesse et ce luxe qu'on pense plaire à Dieu et s'ouvrir le royaume du ciel ! Vous savez, mon père, on peut bien prendre aux moines

beetout ce qu'on veut, car ils n'ont rien en propre. Ayant renoncé à tout bien terrestre, ils ne doivent rien posséder. Je ne sais plus quel saint avait même vendu son Évangile unique, et en avait distribué le prix aux pauvres... »

Le prisonnier se tut.

« Hélas ! pécheurs que nous sommes ! reprit-il. Réellement, je suis un pécheur et un grand pécheur. Mais pour ce qui est de ces images, je n'arrive pas à me trouver pécheur. Peut-être est-ce parce que je n'ai pas pu arriver à voler aucun de leurs ornements. Quant aux autres objets d'église, comme calices, troncs, j'en ai volé beaucoup. J'ai d'ailleurs été condamné pour avoir pillé deux églises. Mais qu'est-ce que cela ? Ah ! si j'avais eu quelque brillant d'une image miraculeuse, voilà qui aurait été sérieux ! Mais je voudrais malgré tout me confesser et communier. »

Je consentis. A dire vrai, ce détenu a besoin d'être beaucoup travaillé, jusqu'à ce que son coeur soit disposé à un sincère repentir. Je m'étonne seulement de voir combien peu un prisonnier prêtre ou moine, ou même novice, en général ecclésiastique, est capable d'un repentir sincère.

RÉFLEXIONS DE FORÇATS

J'ai rencontré celui-là aussi au bagne. Il avait 67 ans. Il était déjà presque libéré et vivait en dehors de la prison. C'est vers le mois de juin que j'arrivai là où il se trouvait. J'allai visiter les abris des prisonniers : j'entrai entre autres dans le sien. Comme les autres, il me reçut avec beaucoup d'affabilité. Nous sortîmes et pûmes nous asseoir à quelques pas de là sur l'herbe fraîche, à l'air libre. Il se mit à me parler de son existence à Kara, et du gouverneur de Kara, Razguildiéev, qui lançait ses chiens à ses trousses. D'autres prisonniers se joignirent à nous, des prisonnières vinrent aussi, leurs compagnes ou leurs épouses, et s'assirent autour de nous. On écouta d'abord le vieux, et puis chacun et

142          

chacune à tour de rôle conta quelque chose de sa propre existence. Le vieux fit le récit suivant.

« J'avais 25 ans, je n'étais pas encore marié. Nous fîmes donc la noce à un mariage, puis étant ivres nous nous battîmes et sans le vouloir je frappai mon marieur à la tête et le tuai du coup. Voilà donc qu'on m'envoie pour cela à Kara. Jusqu'à Kara je fis toute la route, pendant près d'une année, dans les fers. Bien rarement nous pouvions utiliser des voitures. Une fois arrivé au bagne, juste à ce moment on nous nomma un nouveau chef, ce fameux Razguildiéev. C'était une bête fauve, ce n'était pas un homme. Je lui servais de cocher. Mori père, j'étais son plus grand favori, eh bien vous savez, trois fois il m'a fait fouetter, et une fois il a mis ses chiens à mes trousses. »

Le prisonnier fondit en larmes.

« Pourquoi te faisait-il cela ? » demandai-je.

« Une fois je n'avais pas donné à manger à temps à ses chiens ; une autre fois je l'avais mené à la Fabrique de Nertchinsk, et j'avais négligé de ferrer un cheval. Voilà la raison. Je vous le jure, plus d'une fois nous avons été tout prêts à le tuer ou à mettre le feu à son pavillon. Voyons, mon père, songez un peu à ce qu'il nous faisait subir ! Un jour, il oblige les prisonniers à creuser un fossé. Tout d'un coup il donne un ordre : jeter vivant tel ou tel dans ce fossé, et nous enterrions vivant notre frère. (Les détenus sanglotent). Tous les jours, il pendait quelqu'un de nous, ou il le faisait déchirer par ses chiens, ou tuer à coups de hâche, ou enfouir vivant dans la terre. Vous savez, mon père, à Kara toutes les colonies reposent sur des tombes et sur les fosses des malheureux prisonniers mis à mort par cette bête fauve. Nous avons loué un prêtre pour que chaque jour il célèbre pour lui la messe des morts : quelqu'un nous avait dit que, si on dit la messe des morts pour un vivant, il ne reste pas longtemps en vie. D'autres fois il nous donnait un travail à faire, et nous devions l'accomplir obligatoirement de telle heure à telle heure, et si pour une raison quelconque il n'était pas terminé, s'en manquât-il très peu, aussitôt il vous faisait fouetter,... et là-bas on fouette de telle sorte qu'on vous sort bientôt du hangar les pieds devant pour vous mettre en terre.

Il construisait une route à travers une forêt, et vous pouvez vous figurer comme cette route a été arrosée du sang des prisonniers et semée de leurs os ! Ce n'était pas un homme, mais une bête fauve, et quelle bête Kara, c'est un vrai pays de martyrs. Oh ! il ne se gênait pas avec nous. Quelquefois, un surveillant ou bien sa bonne lui chuchotait à l'oreille je ne sais quoi contre l'un de nous, et aussitôt voilà le malheureux livré au fouet, aux chiens qui le déchiraient. Vous voyiez ici dix ou douze prisonniers enterrés vivants dans un trou, là cinq, huit hommes emportés sur des brancards. Mon Dieu ! où a pu naître cette bête, et qui l'a mise au monde, et comment notre mère la terre humide le porte-t-elle à la lumière du jour ? Il a fait mourir nos frères par dizaines de mille. Certainement il y en avait qu'il fallait punir, mais seulement punir et non pas faire mourir. Or lui nous écrasait tous, coupables et non coupables, comme de simples vipères. Vous savez, mon père, combien d'âmes innocentes il y a parmi nous ; les malheureux périssaient de sa main tout comme les coupables. Je pense comme cela, mon père : cette Kara

144          

est une seconde Kiev ; à Kiev sont les saintes reliques, à Kara reposent les reliques des innocents forçats martyrisés.

Le forçat fondit en pleurs, et les autres pleuraient avec lui. Il y avait là, à côté de moi, un jeune et robuste prisonnier, qui dit après avoir essuyé ses larmes « Pour de tels fauves, il n'existe pas de loi. Si un prisonnier fait n'importe quoi, aussitôt on le punit ; si un chef commet des crimes cent fois plus graves, on ne l'en salue que plus bas. Ah ! je pense souvent à Fedor Kouzmitch, j'ai lu dans le temps son histoire. En voilà un qui a renoncé de lui-même à son trône de tsar, et puis il a quitté Taganrog la besace à l'épaule pour faire l'errant. Si tous agissaient un peu comme cela, s'ils voyaient de leurs propres yeux comment vit la Russie et pourquoi elle est dans le malheur, ils ne nous puniraient pas comme cela. »

— « Non, camarades, dit un troisième, n'attendez rien de bon de cette vie. Dès lors que le pouvoir terrestre a crucifié le Fils de Dieu, nous nous n'avons aucune espèce de soulagement à attendre de ce monde. Le monde gît dans le mal. On me traite d'anarchiste, et je ne suis pas le moins du monde anarchiste. Toute mon existence j'ai souffert parce que j'estime tous les hommes égaux entre eux. C'est que maintenant, mon père, nous vivons sans connaître le Christ. Moi, voilà cinq ans que j'ai commencé de suivre l'Évangile, et je m'en trouve fort bien. »

Une femme : « Oui, mais, André, vivre comme tu vis, c'est difficile. Toi, tu es seul et tu distribues aux pauvres tout ce que tu gagnes, tu vis avec une chemise et une culotte. Mais celui qui a de la famille ne peut pas faire comme cela. »

Une autre femme forçat : « On peut bien, à la rigueur, mener la vie que mène André. Seulement, bien sûr, il faut tout se refuser soi-même et aimer tout le monde : autrement, quand on regarde un peu, partout ce n'est qu'injustice, et même quelle injustice ! Prenez, si vous voulez, la vie de nos frères au bagne. J'ai été une fois dans une prison d'étape, et tous disaient que le directeur faisait mourir de faim les prisonniers, tandis qu'il faisait sa fortune. Et il l'a faite si bien qu'après sept années passées là, il en a remporté dans les cent mille. Voyez un peu ça ! »

André : « Non, camarades, nous ne devons pas chercher la justice en dehors de nous ; nous n'avons qu'un moyen, c'est de nous attacher à la justice nous-mêmes, et une fois que nous l'incarnerons dans notre vie, alors ce sera bien. »

Les prisonniers se turent. « Dites-moi, les enfants, fis-je, y a-t-il dans votre existence des instants de bonheur ? » — Le vieux : « Très peu : l'un a le mal du pays, et alors sa pauvre tête ne pense plus qu'à cela ; l'autre maudit sa destinée et se trouve horriblement malheureux ; l'autre a pris femme ici, alors il s'inquiète pour sa famille ; bien peu parmi nous s'estiment heureux. »

André : « Si, mon père, il y a dans la vie des instants de bonheur pour celui dont la conscience est pure ; mais celui qui ne l'a pas pure ne connaîtra jamais un instant de bonheur. »

Une jeune femme : « Pour moi, j'ai en Russie un fils et une fille de mon mari légitime, et ici j'ai aussi un

146          

garçon. C'est à cause d'eux, mon père, que les idées de bonheur cela ne me concerne pas ; c'est pour eux que me voilà presque toute finie, tant je les regrette ».

Vasili : « Moi aussi, j'ai femme et enfants en Russie, et puis ici j'ai rencontré une autre femme : quel bonheur voulez-vous que j'aie ? Quelquefois on n'en peut plus de désespoir. Vous pleurez, vous pleurez, et toujours pour la même raison. »

Moi : « Dites-moi bien vrai, est-ce que vous priez le bon Dieu ? »

Le vieux : « Oui, mon père, il y en a parmi nous qui font leur prière. Il y en a qui ont tout à fait oublié le bon Dieu. Il y en a encore qui injurient tout net le bon Dieu, que c'est effrayant même à penser. On s'est mis quand même à injurier un peu moins le bon Dieu depuis que vous êtes chez nous. »

André : « Mon père, ainsi, vous nous apportez beaucoup de secours et de consolations dans notre existence de forçats. Par exemple, il y a quatre jours nous avons tous admiré une espèce de miracle : là-bas dans nos abris, deux prisonniers se sont querellés si fort que nous étions tous persuadés qu'ils s'égorgeraient l'un l'autre le soir même. Nous regardons : en voilà un des deux (c'était jusque là un si grand écorcheur qu'il servait de bourreau dans notre prison) qui frappe à la porte de l'autre ; l'autre prend une barre de fer et va à sa rencontre ; au moment de frapper, le bras lui tombe. Ce bourreau était tombé à ses pieds en disant : Le père nous a recommandé de tout pardonner, et voilà, avant le coucher du soleil, je te pardonne. Pardonne-moi aussi ! Nos femmes et nous aussi, nous avons pleuré tout notre saoûl, en voyant un pareil tableau. Voilà ce que font vos leçons, mon père. Non, nous vous en supplions, ne nous abandonnez pas, misérables que nous sommes. »

J'étais tout bouleversé par le récit d'André. Enfin, nous nous levâmes et, avant de les quitter, je les remerciai de cet entretien ; le vieux voulut m'accompagner : « Oui, mon cher vieux, lui dis-je, tu as souffert beaucoup de tourments et de maux. » « Oui, ce Razguildiéev en a expédié beaucoup dans l'autre monde, et cela sans raison. Il n'a mérité que malédiction : pas une chanson de forçat, pas une poésie de forçat, où on ne le maudisse. »

Ayant ainsi pris congé du vieux, je m'en retournai chez moi.

LE MOLDAVE PARRICIDE

Ce forçat-là était un Moldave. Un individu féroce et rapace, mais qui s'était repenti par la suite. Il était d'un âge moyen, trapu d'épaules, robuste, pas très grand. Voici ce qu'il me raconta : « Tout jeune, je détestais le travail, j'aimais à vivre sans rien faire. Le désœuvrement m'apprit à courir les jardins, les vignes, les ruchers des autres. Souvent j'allais en soirée, presque tous les jours je fréquentais les cabarets. Mon père parfois, au début, se mettait à m'injurier, à jurer contre moi ; moi, en entendant ses jurons, je ne faisais que l'exciter : je baissais devant lui ma culotte et je lui disais : « Voilà pour toi, vieux chien ! Vas-y, mords-le... Voilà pour toi, vipère ! Tu n'auras pas longtemps à m'injurier, vieux démon ! Je te ferai bientôt disparaître de ce monde. » Au commencement, il me faisait honte, il me

148          

menaçait de Dieu, et alors je lui criais en face : Je m'en fous, de la croix et du bon Dieu Ï Ou bien je lui disais tout net : « Ton bon Dieu, voilà où je le mets... » et je l'injuriais moi-même de tout mon répertoire.

Notre existence suivait son train-train quotidien, les jours suivaient les jours, et je devenais de plus en plus méchant, de plus en plus mauvais, de plus en plus débauché. Je commençai à me livrer à la bestialité. Je me mis à voler, à m'enivrer. La vie me rejetait d'un vice dans l'autre, et elle me ballotait si bien que j'en arrivai à me sentir moi-même mal à l'aise.

Une fois, je rassemblai tout mon courage et j'allai trouver un beau soir notre curé pour me confesser à lui, et puis changer de vie. J'allais le trouver avec les meilleures intentions : voilà qu'en arrivant à sa porte, je vois ramener ce même curé complètement saoûl. En le voyant dans un pareil état, je me traite moi- même d'imbécile, je hausse les épaules et m'en vais de la cure tout droit au cabaret. De désespoir, je me mis à boire ; du soir au matin je ne faisais plus que boire. Cette nuit-là, j'avais été pris d'une grande pitié pour moi-même, je voulais me corriger. J'allais trouver le curé avec la conscience de ma vie gâchée, et je me disais tout le long du chemin : non, c'est mal de vivre ainsi, il n'est pas possible de continuer ainsi, il faut faire pénitence, il faut changer, changer du tout au tout. Et voilà ce qui est arrivé ! Non, maintenant, je suis perdu à jamais et sans retour, mon âme est perdue, me dis-je, et je me mis à avaler verre sur verre.

Le matin, tenant à peine sur mes jambes, je revins à la maison. Le vieux, mon père, me dit je ne sais plus quoi, je le saisis à la gorge et le serrai à l'étrangler.

Cinq minutes après, mon père rendait son âme à Dieu. Je m'enfuis à toutes jambes. Deux jours après, j'arrivais à Kichinev. J'y passai trois jours, couchant dans les asiles de nuit. Sur le conseil d'un va-nu-pied quelconque, je passai la frontière d'Autriche. Je ne pus pas rester longtemps en Autriche : je ne sais quelle nostalgie me torturait, et je revins en Russie. Je n'étais pas arrivé à cinq verstes de Soroki, qu'on m'arrêtait. Naturellement, je fus jugé et envoyé aux travaux forcés.

Vous savez, mon père, je suis tout torturé de désirs pervers. Mais quand tout cela se calme et que je suis complètement débarrassé de cette affreuse tempête, alors c'est dans mon âme comme une éruption de volcan, une explosion épouvantable de désespoir, de haine contre moi-même, un désir désespéré de m'affranchir de cet état affreux. Que faire ? Je souffre le martyre, je suis épuisé de souffrances. »

« Mon cher, lui dis-je, il faut te détester à ce point, et t'humilier à ce point que tu te trouves le plus grand pécheur de l'univers, et que, dans cette disposition d'humilité, tu te repentes, et te repentes de telle sorte que rien, pas un péché, n'échappe. Si cela ne te fait pas de bien, alors voici quel sera le remède le plus rapide et le plus radical : si tu veux te débarrasser complètement de tes habitudes chroniques de péché, il faut absolument faire une pénitence publique de tous tes péchés devant tous tes camarades. Voilà quel sera le moyen le plus radical et le plus sûr. »

Le prisonnier se prit à réfléchir : « C'est bien pénible, c'est impossible », dit-il. « Il n'y a pas d'autre moyen contre les péchés invétérés. » « Croyez-

15o          

moi, mon père, c'est trop dur. » « Il n'y a pas sur terre d'autre remède contre de pareilles habitudes. Ces habitudes ne s'arrachent du fond du coeur de l'homme que par la pioche d'un profond repentir devant Dieu. » « Non, je ne peux pas. » « Moi non plus, je ne veux pas vous forcer, mais je dois vous dire une chose, c'est que pour se libérer complètement de ce mal chronique il n'existe aucun autre remède. Songez seulement à ce que vous deviendrez ensuite. Tôt ou tard, vous serez bien obligé de boire jusqu'à la lie les dernières gouttes de votre vie empoisonnée comme elle est. » « Je le comprends, mais je n'ai pas le courage de me décider. » « Voici comme il faut faire : demain, uniquement pour vous, pour vous personnellement, je donnerai une absolution générale, et à ce moment-là vous pourrez vous décider à ce grand acte. »

Le lendemain matin avant la messe, je donnai une absolution générale. Je fus extrêmement ému de n'y pas apercevoir mon prisonnier. Je commençai de célébrer la messe. Au moment de la communion, je prononce mon exhortation, et sur la fin je remarque que les prisonniers écoutent avec une grande attention la parole de Dieu. Quand j'eus terminé, j'invitai les assistants à se mettre à genoux, j'en fis moi-même autant, et prononçai sous forme de prière, selon mon habitude, la conclusion de mon instruction : « O Christ, notre Roi ! Jette les yeux sur ces malheureux prisonniers et ouvre-leur en ce moment les portes d'une fervente pénitence. Ouvre-leur, Seigneur miséricordieux, les portes de ton pardon infini et de ton amour pour eux. Quel mortel, ô Seigneur, est pur devant toi ? Mais toi, toi le Seigneur du ciel et de la terre, remplace pour eux ta justice rigoureuse par la flamme de ton saint amour pour eux, qui fait fondre l'âme et le coeur du pécheur. »

Je ne m'étais pas encore remis debout, que mon prisonnier apparaissait au milieu de l'église et, montant sur les marches, commençait en public et à haute voix la confession de ses péchés. En l'entendant ainsi raconter ses péchés, tous ses camarades pleuraient. Quand il eut terminé, je me tournai vers lui en disant: « Mon fils, mon fils bien-aimé ! Au même moment où tu faisais ta confession, où par ta pénitence publique tu faisais avancer les autres prisonniers dans les sentiers du repentir, le Christ, ami et Sauveur des pécheurs qui se repentent, effaçait de sa main tous tes péchés et toutes tes iniquités sur le livre de sa Justice divine. Selon le pouvoir qui m'a été donné, Il met sur mes lèvres indignes les paroles qu'il a lui-même prononcées un jour, dans un instant solennel de sa vie terrestre :

« Tes péchés te sont pardonnés, encore qu'ils soient beaucoup, parce que tout à l'heure tu m'as aimé beaucoup ».

Le prisonnier sanglotait. Quand il se fut calmé, il s'approcha de la sainte Table. Le lendemain, il me déclara qu'il était comme rené à une nouvelle vie. Il se sentait l'âme en joie, et cette journée fut pour lui une nouvelle entrée dans le monde, dans un monde tout différent de celui qu'il avait connu encore la veille, un monde renouvelé et transfiguré. Je remerciai Notre- Seigneur de la protection si efficace qu'il accorde aux pécheurs.

152          

L'OFFICIER FÉLON

Celui-là était considéré comme un condamné politique, mais moi je le considère comme un criminel de droit commun. C'était un officier du corps d'État- Major. Il avait vendu les plans de la place de Varsovie à l'État-Major allemand. Voici ce qu'il me raconta :

ci J'ai une femme très belle. Il n'y a pas à dire, c'est une femme rangée, et une bonne épouse. Quand j'étais garçon, j'aimais faire la cour au beau sexe, mais pas de la même façon que les autres. Une fois marié, je vécus plusieurs années avec ma femme en toute fidélité et loyauté. Mais quand j'entrai, quelque temps après, à l'État-Major Général, je commençai à mener la vie large. Et alors, pour mon malheur, les femmes commencèrent à se coller à moi.

Je me liai avec une jeune demoiselle d'origine ecclésiastique. Vous savez, je contentais tous ses caprices et toutes ses envies, entièrement et sans réplique. Tout ce que j'avais d'argent, tout passait à cette gentille idole. Cependant elle me déclara qu'elle ne m'aimerait plus, si je lui refusais quoi que ce soit, et un beau soir je remarquai qu'elle me traitait avec beaucoup de froideur, tandis qu'elle regardait avec un intérêt particulier, ce soir-là, comme elle ne l'avait jamais fait, un jeune lieutenant encore garçon. Cette constatation m'enragea tout le soir. Enfin j'obtins d'elle qu'elle allât avec moi dans un cabinet particulier. Là, je passai la nuit avec elle et je parvins à la persuader qu'avant un mois elle aurait une grosse somme d'argent, que selon toute vraisemblance je réclamerais ensuite à ma femme le divorce et me marierais avec elle. Je lui dis tout cela, et elle accepta.

Maintenant, comment me procurai-je cette somme ? Voici : je décidai de vendre à l'Allemagne les plans de la place de Varsovie. Et je les vendis en effet pour plusieurs milliers de roubles. Pour tout dire, j'ajoutai de moi-même à ces plans un croquis dans lequel, pour intéresser l'État-Major allemand, j'avais indiqué de nouveaux tracés de cette forteresse, complètement inconnus. Je fus stupéfait de l'exactitude avec laquelle l'Allemagne était documentée sur tous nos secrets militaires. Je dus employer deux jours entiers à convaincre en personne l'État-Major de l'existence de ces nouveaux forts qui en réalité n'existaient point. Quand ils déployèrent devant moi le plan qu'ils avaient de ces fortifications et qu'ils commencèrent à me montrer les ouvrages, leurs emplacements, leur nature, leur valeur, la date de leur construction ou de leur réfection, je poussai malgré moi un soupir : ils savent tout mieux que nous, ces Allemands, tout ce que nous cachons dans le plus profond mystère, tous nos secrets militaires ! »

L'officier termina son récit, et après un long silence reprit ainsi la parole :

« Elle me dénonça. Voilà ce que c'est que la femme. La femme a besoin de trois choses : l'argent, le mâle, et la toilette. C'est sa félicité, son Dieu, sa vie. On dit qu'il existe quelque part dans l'espace des diables, et c'est ,peut-être vrai ; mais que la femme soit un diable sur terre, cela est une vérité certaine. Les femmes sont les forgerons qui forgent de leurs mains délicates des fers pour les hommes. Voyez seulement mon exemple.

154          

Combien de fois elle m'a tenu dans son étreinte brûlante, combien de serments elle m'a faits pour m'assurer de son amour, combien de fois elle m'a arrosé le visage de ses larmes amoureuses, de quels baisers elle me prouvait son attachement : et finalement voilà à quoi aboutit son amour pour moi ! Les chaînes de glace, le bagne, la mort solitaire et désespérée. »

Ce condamné avait auprès de lui sa femme et sa nièce. Cette femme se conduisait envers lui avec tant de grandeur d'âme qu'elle fit plusieurs fois le voyage de Petrograd afin de solliciter en sa faveur. En 1906, il mourut à Tchita. Je le confessai et lui donnai la communion par trois fois. Sa noble femme Praxède Matviéevna quitta Tchita après sa mort pour vivre à Saratov.

TABLE DES MATIÈRES    155

 

ACHEVÉ D'IMPRIMER SUR LES

PRESSES DE L'IMPRIMERIE

ANDRÉ TARDY A BOURGES

LE 15 JUILLET 195o

Dépôt légal : 3. trim. 1950

No d'Imprimeur : 970

No d'éditeur : 4.537